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Seule et ensemble tout en queer

Publié le 21.11.2023

Je n’suis pas venue ici pour souffrir, OK? de Jo Güstin est à découvrir à l’Arsenic (Lausanne) du 23 au 26 novembre. Cette écrivaine à la plume acérées, tranchante et poétique, humoriste, parolière et scénariste franco-camerounaise ne cesse de surprendre, troubler voire déranger. Elle a pour ses créations multiformes (stand-up, ouvrages, podcasts, films) comme fil rouge et horizon, un féminisme intersectionnel* et queer** en vue d’émanciper les esprits. Et de favoriser une égalité voulue absolue entre les êtres humains.

Cette empêcheuse de penser en rond aborde des sujets délicats et clivants tel le racisme tout en l’amenant sur le terrain du vécu intime et familial. Mais aussi de l’histoire, du documentaire et du conte au fil de Je n’suis pas venue ici pour souffrir, OK?, parfois proche de la tragicomédie. L’autrice a notamment publié 9 Histoires lumineuses et Ah Sissi, il faut souffrir pour être française! qui oscille entre essai piquant, journal de soi sans filtre et inventive fiction, dont chaque chapitre débute par un titre rap.

Côté podcasts, Jo Güstin écrit et réalise une série de fictions sonores aujourd’hui appelée Contes et légendes du Queeriqoo.

Pour la série H24 d’Arte détaillant les violences quotidiennes faites aux femmes qui est aussi un recueil de récits signés par des écrivaines célèbres telles Sofi Oksanen, Siri Hustvedt et Chloé Delaume, elle écrit une poignante histoire tirée de faits réel engagée écrite en vers comme un flow slammé, Le Cri défendu, réalisé par Charlotte Abramow. Elle y aborde notamment le féminicide. L’histoire est interprétée à l’écran par l’actrice Déborah Lukumuena, césarisée pour son second rôle dans Divines réalisé par Houda Beyamina. En employée chez Burger Queen, elle décide de s’interposer lorsqu’un client brutalise son épouse jusqu’au sang sous les yeux de leur petite fille alors que tout le monde regarde ailleurs. On y entend: «J’ai en moi cette valeur de répondre à ce cri, de lutter pour une sœur, qu’elle soit transgenre ou cis-genre ou d’un autre genre, du genre que t’assassines!».

Ces mots font pleinement sens pour son spectacle. Rencontre avec Jo Güstin, à prononcer comme Augustine, son premier prénom.



Est-il possible de définir votre style d’humour et de stand-up?

Jo Güstin: Ma marraine dirait que c’est du jazz, suggérant que mon humour et mes récits sont d’une finesse non accessible à tout le monde. Je ne sais s’il faut prendre ce constat comme une insulte ou un compliment. Par ailleurs, une dame haut placée chez Canal+ recrutait des humoristes femmes pour leurs chaînes destinées à l’Afrique. Elle m’a confié que je ne faisais pas d’humour africain. En revanche, cela je l’ai mal pris, car je suis née et j’ai grandi au Cameroun. D’ailleurs, je me demande bien qui, sur Canal, fait de l’humour européen...

L’une de mes répliques lorsque je me présente en scène est de dire au public que je ne pratique pas de stand‐up ordinaire, mais du stand‐up intersectionnel. La différence est très simple: Dans le stand‐up intersectionnel, l’humoriste a pleinement conscience de l’existence d’oppressions dites systémiques (le racisme, le sexisme, le classisme, le validisme, les LGBTphobies, le spécisme, etc.).

En revanche, dans le stand‐up ordinaire, l’humoriste glisse parfois des blagues racistes, des blagues sexistes, transphobes, etc. Dans le stand-up intersectionnel, l’humoriste se sert de l’humour pour lutter contre toutes ces oppressions, alors que dans le stand-up ordinaire, l’humoriste... gagne de l’argent.



Mais encore...

L’humour a toute sa place dans tous les sujets lourds, durs, tragiques... D’ailleurs, ça se voit dans l’anatomie de toute blague de stand-up, la première partie de la blague (le setup) a pour vecteur une intention négative, sans laquelle la punchline ne marche pas.

Nous sommes entourés de négatif et donc d’opportunités d’humour. Dans tout ce que j’écris et réalise (spectacles d’humour, romans, nouvelles, contes sonores, poésies, films, théâtre, chansons, ateliers créatifs...), ma mission est de faire rire, rêver et réfléchir. J’ai choisi de mettre ma carrière artistique, ma passion qu’est l’écriture et mon super-pouvoir qu’est l’invention d’histoires, au service d’un féminisme Noir queer intersectionnel. Mon but? Célébrer les existences minorisées, opprimées tout en dénonçant les mécanismes d’oppression. Et être fière, à 111 ans, d’avoir rêvé toute ma vie.

Votre écriture est‐elle la meilleure arme de distraction massive pour votre propos?

(Sourire). Je compare plutôt mon écriture à un suppositoire. Elle te prend par derrière sans que tu la voies trop venir, et participe à te guérir, en tout cas à te remuer de l’intérieur. À terme, cela a pour but de te faire du bien. Si je décidais à la place, d’écrire un essai universitaire pour dénoncer les mêmes choses, combien de personnes iraient le lire?

En revanche, les gens courent vers un spectacle d’humour, ils ne s’attendent pas forcément à ce qu’une réflexion s’engage, ni à ce qu’un sketch sur le hip-hop devienne tout à coup une observation de la hiérarchisation raciste des disciplines artistiques. Sur les sujets que j’aborde, l’on a souvent un avis préconçu et tranché. Parfois, l’on ne veut même pas en entendre parler. L’idée n’est pas de prêcher des personnes convaincues, mais bien d’utiliser le divertissement comme moteur d’avancées sociales en distillant une pensée queer intersectionnelle, sexe-positive ***, trans-inclusive, antispéciste et anticapitaliste.





Vous avez imaginé un univers.

Oui, il s’agit de mon univers appelé Queeriqoo, une planète Terre située dans un autre espace‐temps où la norme est queer. Toutes les luttes pour la liberté et l’égalité y sont soit déjà gagnées soit sur le point d’être remportées. Parfois, elles n’ont même pas lieu d’exister. Le Queeriqoo est un monde où me casser quand celui‐ci me les brise, tel est son slogan. Il se trouve dans un univers perpendiculaire («que(e)r», de travers en allemand) et non parallèle.

Réaliser ce rêve est un travail de Titan, mais à chaque fois que je pédale sur mon vélo, mes tatouages à l’air dans mon corps de femme Noire queer, sans mari, sans enfants, et avec de l’argent sur le compte en banque de ma propre entreprise, je sais que je vis le rêve d’autres femmes qui ont lutté avant moi. Heureusement pour moi, elles ne se sont jamais dit «C’est un travail de titan, laissons tomber.».

Et même si j’ai l’intention de vivre jusqu’à 111 ans, je ne verrai peut-être jamais l’avènement du Queeriqoo. Mais je m’applique à ne faire que cela pour le reste du temps que j’ai à vivre. Il s’agit moins de décoloniser les imaginaires (une expression que j’aime de moins en moins), que de me transporter dans un imaginaire qui me fait du bien.





Une autre réalisation...

J’ai créé, à Toronto, la société de production dearnge Society afin de promouvoir une justice sociale intersectionnelle à travers des univers créatifs apaisants, chill. Par exemple, un film queer africain produit par dearnge ou disponible sur dearnge.club ne montrera pas comment les personnes LGBT sont persécutées en Ouganda. Il montrera une famille homoparentale ougandaise qui part en vacances et se tape dessus, ou qui ouvre un cirque à Kampala, bref qui fait autre chose que crever.

Voir les choses sous un côté positif, c’est se permettre de se les offrir dans la vraie vie. Le rêver, ce monde queer et Noir, n’est‐ce pas s’autoriser à le rendre réel, en donnant envie d’être cette famille homoparentale ougandaise? Mon engagement intersectionnel est aussi celui d’avoir un humour résolument punch-up et non punch-down. Quand on parle de «punch-up comedy», il faut s'imaginer allongé.e sur le dos en train de donner des coups de poings («punch») vers le haut («up») à quelqu'un qui est donc au-dessus de nous, quelqu'un qui nous écrase. C'est le travail des satiristes, par exemple: utiliser l'humour pour se moquer de ses oppresseurs. L'inverse sera «punch-down»: l'humoriste se moque de quelqu'un qu'iel écrase déjà.

Est‐ce que vous faites peur?

Qu’est-ce que j’en sais? Je sais que j’ai peur (des rongeurs, du vide, du deuil, du rejet). Mais est-ce que je fais peur? Aucune idée. Je note simplement que je suis bannie de la plupart des réseaux sociaux depuis 2018. Dès que j’ouvre un compte chez Meta (que ce soit Facebook ou Instagram), il est bloqué, au mieux restreint. Quand j’ai créé la page Facebook de Contes et légendes du Queeriqoo, elle a été immédiatement mise en sourdine avant même qu’un seul conte ne soit paru.

Je ne me l’explique pas et ne cherche pas à trouver de raison dans l’Absurde. Il n’y a pas de lien de cause à effet, car ma frappe écrite n’est pas des plus offensives, et je ne suis pas une influenceuse, si peu de personnes savent qui je suis. Je suis plus curieuse de savoir qui sabote mon travail, plutôt que pourquoi on le sabote. Pour moi, une telle résistance et un tel acharnement à me faire taire restent un bon signal de l’avancée de nos luttes. Il n’y a pas de résistance quand il n’y a pas de menace. Qui sait? Peut-être que je suis plus menaçante et influente que je ne le pense, peut-être que 111 ans pourront suffire après tout.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Je n’suis pas venue ici pour souffrir, OK?

Du 23 au 26 novembre, à l’Arsenic, Lausanne
De et avec Jo Güstin

Informations, réservations:
https://arsenic.ch/spectacle/je-nsuis-pas-venue-ici-pour-souffrir-ok-jo-gustin


* Les appellations intersectionnalité et féminisme intersectionnel se sont recoupent des conséquences de la discrimination fondée sur le genre, la race, la capacité physique, l'ethnicité, la nationalité, la citoyenneté et le statut socio-économique notamment.

** Personne à l'orientation ou l'identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants hétéronormés.

*** «La sexualité positive est une philosophie issue du mouvement féministe des années 1980. Elle donne le pouvoir aux personnes de penser de vivre leur sexualité en se détachant des oppressions patriarcales et des schémas hétéronormatifs.» Notice Mouvement sexpositif, Wikipedia.