La marionnette relève le poing
Avec la marionnette à gaine - forme directe, exigeante, indocile - elle retrouve le goût du geste brut. Celui qui dit les choses sans détour. Soutenue par l’écriture nerveuse de Gwendoline Soublin, l’artiste fait entrer dans le castelet les inquiétudes les plus contemporaines.
Les fables qui en émergent tirent leurs ressorts des canevas traditionnels: un charlatan aux accents de Silicon Valley ayant Elon Musk comme modèle, un robot qui régente le bien-être, une famille qui cherche à respirer hors des injonctions technologiques...
La gaine impose des actions claires, un rythme vif. Elle transforme ces sujets brûlants en petites scènes satiriques, où le rire ouvre la brèche.
Entre les sketchs, deux figures de punks à têtes de morts traversent le spectacle comme des éclaireurs insolents. Ils rappellent que la marionnette, même minuscule, peut dire le monde avec une liberté rare.
Ce fil rouge dit quelque chose du spectacle tout entier: une manière d’affronter notre époque sans se prosterner devant elle; une façon de rappeler que le vivant - celui du théâtre, des corps, du doute - ne se laisse pas dompter par les algorithmes. Ici, l’artisanat du bois et du tissu rejoint la satire.
Il se mêle à une pensée vive: un théâtre qui résiste, questionne, et redonne au public la force et la joie d’imaginer, voire de résister ensemble.
Rencontre
La marionnette à gaine porte en elle une longue tradition d’insolence, d’irrévérence populaire. Dans ce spectacle, cherchez-vous à réactiver cette énergie punk dans le castelet?
Émilie Flacher: Ce que j’ai voulu réactiver avant tout, c’est un théâtre en castelet, dans la continuité du geste d’Émilie Valentin, marionnettiste française historique, spécialiste notamment de la marionnette à gaine.
J’ai souhaité inviter Gwendoline Soublin, une autrice d’aujourd’hui, à écrire pour cette technique et ce castelet de jardin créé par Valentin. Avec un esprit insolent, oui, mais sans forcément chercher la provocation.
Castelet is not dead a été ma première véritable expérience de marionnette à gaine. J’y ai découvert une technique très exigeante: elle impose son écriture. Elle a quelque chose de frontal, d’immédiat, presque jeté, et on ne peut pas lui faire faire n’importe quoi.
C’est cette contrainte - ou plutôt cette ligne de force - qui m’a passionnée.
Tout est parti d’une résidence d’écriture à Montélimar, dans le nouveau local d’Émilie Valentin. On était littéralement entourées de ses marionnettes, et l’on s’est demandé: de quoi avons-nous envie de parler aujourd’hui?
Puisque la gaine porte en elle cette tradition de dénoncer le pouvoir, on a cherché quel pouvoir domine actuellement. Qui a la main sur nos existences, au quotidien? Très vite, on est arrivées à ces géants de la tech.
Gwendoline a alors proposé de travailler sur Elon Musk, qu’elle trouvait emblématique. C’était il y a deux ans: il était déjà connu, bien sûr, mais moins omniprésent qu’aujourd’hui.
Gwendoline s’est inspirée de fables de Polichinelle du XIXᵉ siècle, de leurs canevas, de leur manière de tirer les fils d’une situation. Elle a repris ces structures pour y glisser nos figures contemporaines.
Trois histoires sont restées dans le spectacle: d’abord le charlatan, inspiré de Musk, qui tente d’enfumer tout le monde. Ensuite un sketch nourri par la grève des scénaristes à Los Angeles, qui protestaient contre l’usage de l’IA en écriture.
Enfin l’arrivée d’un robot assistant de vie, tyran du bien-être. Il impose à une famille sa vision du bonheur - une vision tellement normative qu’elle en devient insupportable.
Tout cela, c’est notre manière de rire et de nous moquer de nos propres travers.
Un robot censé devenir l’assistant idéal: pour les personnes âgées, les personnes dépendantes, les proches aidants. Une vision où la technologie se mêle au soin… et à l’intérêt commercial.
Ce qui me frappe chez Elon Musk, c’est qu’il semble vraiment croire que les fictions qui l’ont nourri dans les années 1980 deviendront réalité par la seule force de son argent et de la technologie. Il propose un futur qui n’est pas forcément le sien: c’est celui de la science-fiction dans laquelle il a grandi.
Il a une foi presque irrationnelle dans ces récits comme le voyage sur Mars rendu irréaliste notamment par l’état de la technologie, les conditions sanitaires... Comme si, parce qu’il en a les moyens, il pouvait les réaliser tels quels.
C’est là que ça devient un peu fou: cette certitude que le monde va se plier à une vision tirée de romans ou de films. Cette croyance aveugle est vertigineuse et potentiellement dangereuse.
L’idée nous amusait beaucoup. Si l’on imagine que des IA écrivent des histoires, elles vont forcément choisir des personnages mainstream, immédiatement reconnaissables.
On voulait Polichinelle, c’était une évidence - alors Gwendoline a proposé Godzilla. Une créature mutante depuis des décennies, passée de la marionnette à l’image de synthèse. Cela rappelait aussi ces spectacles populaires joués sur les plages, du type Guignol contre Pikachu qui mélangent sans complexe les univers.
Nous souhaitions détourner ce ressort-là, jouer avec ce plaisir enfantin des duels géants. C’est un choc de figures, mais aussi un clin d’œil à toute une culture populaire très vivante du castelet.
Ce qu’on pointe, surtout, c’est la tyrannie du bonheur par la technologie. Cette idée que les machines allaient rendre nos vies plus simples, plus heureuses - et qu’on a fini par leur confier des pans entiers de notre quotidien.
Le smartphone nous dit quoi manger, combien de pas faire, quand pratiquer le yoga ou le pilates, une méthode de renforcement des muscles profonds. Cette logique est devenue presque naturelle. On se laisse guider, parfois même infantiliser.
Nos sketchs se moquent de cette dérive. Ou la manière d’abandonner notre propre intuition humaine au profit d’indicateurs fabriqués, d’algorithmes. C’est entré dans nos vies bien plus profondément qu’on ne le pense.
Parce que c’est la réalité que nous vivons. Depuis deux ans, en France, l’étau se resserre. On manque de visibilité, de soutien, de perspectives. Les décisions politiques compliquent tout. Dans ce contexte, j’avais envie d’entrer dedans. Pas de faire semblant.
Surtout pas d’obéir aux injonctions - explicites ou implicites - de produire un spectacle classique, efficace, bien-pensant, dans la ligne du théâtre public français le plus sage.
J’avais envie de rester du côté de la recherche, de la forme qui cherche, déplace, ose. La mise en abyme, c’est aussi cela: refuser d’être docile, refuser de se formater. Continuer à inventer des façons nouvelles de raconter le monde.
La première chose qu’elle demande, ce sont des muscles. Les répétitions comme les représentations se font bras levés, avec l’énergie qui part du sol, traverse tout le corps et remonte jusque dans la main.
Ensuite, la gaine est une marionnette très dépendante de la dextérité du ou de la marionnettiste: tout passe par la main et par les doigts. Elle ne peut pas faire grand-chose, et c’est précisément ce qui fait sa force - elle évoque, elle suggère, plutôt qu’elle n’imite.
J’aime cet artisanat-là: on voit le bois, les tissus, les objets qui fabriquent le spectacle. Et je crois que le public est touché par cette matérialité - elle fait partie intégrante du récit.
La marionnette a besoin de situations claires, de mouvements nets, d’actions. Le récit pur ne lui convient pas: il faut des enjeux immédiats. Elle est à la fois physiquement épuisante et esthétiquement très simple comme si sa vitalité effaçait l’effort.
Quant à lui, le public ne voit pas des athlètes; il voit une forme directe, vive, qui raconte avec trois fois rien...
C’est une marionnettiste que j’admire profondément. C’est grâce à elle, vraiment, que je suis venue à la marionnette: elle a orienté mon parcours, elle m’a donné envie.
Pour Castelet is not dead, ce que j’ai conservé de son geste, c’est le castelet lui-même et l’idée de reprendre une forme traditionnelle pour la confronter à des écritures d’aujourd’hui. C’est le cœur de son travail avec notamment des textes du dramaturge allemand Heiner Müller, et j’y suis restée fidèle.
Ce qui m’a frappée chez cette artiste? Sa capacité à montrer que l’actualisation d’un art ne passe pas forcément par l’invention d’une nouvelle forme: elle peut naître du réemploi d’une technique ancienne, poussée ailleurs.
Cette intelligence-là m’accompagne encore.
Castelet is not dead
Les 13 et 14 décembre à l'Usine à Gaz, Nyon
Gwendoline Soublin, écriture - Emilie Flacher, mise en scène
Guillaume Clausse, Virginie Gaillard, Cristof Hanon, Marionnettiste
Priscille Du Manoir, Emilie Flacher & Pierre Josserand, création des marionnettes
Informations, réservations:
https://usineagaz.ch/event/castelet-is-not-dead/

