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Danser et chanter avec la fin

Publié le 27.11.2025

Dans Mitosis: an LSD Opera, l’artiste américano-suisse Brandy Butler ne se contente pas de mettre en scène le processus de mourir: elle l’invite sur scène, lui donne un corps, une voix et une partition.

Cette œuvre novatrice sera présentée au Théâtre de Vidy les 4 et 5 décembre.

Inspirée par la mort de sa propre mère, cet «opéra LSD» explore avec une lucidité sereine le processus de la fin de vie. Nous suivons une femme quadragénaire atteinte d’un cancer en phase terminale, tandis qu’elle traverse les étapes du deuil avant de se tourner vers une thérapie assistée par psychédéliques.

La musique, d’abord structurée comme une chanson familière, se défait progressivement, reflétant les méandres d’une conscience en dissolution.

La métaphore biologique de la mitose - la division cellulaire - devient le cœur battant du récit: se séparer, c’est se reconstruire, accepter de n’être qu’une part d’un tout plus vaste.

Ce qui frappe avant tout, c’est la sincérité brute de l’œuvre. Loin des clichés psychédéliques, Brandy Butler et son équipe ont travaillé étroitement avec des spécialistes - thérapeutes, médecins en soins palliatifs, philosophes. Le résultat possède une précision troublante.

On voit Juliet résister, s’ennuyer durant les séances, incapable de « lâcher prise » alors que d’autres glissent dans leur voyage intérieur.

Entretien avec la librettiste, dramaturge, chanteuse et performeuse Brandy Butler - l’une des bien trop rares compositrices et metteuses en scène d’opéra noires de l’histoire du genre
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Commençons par la forme. Vous appelez ce spectacle un opéra, un terme qui évoque des images très spécifiques et traditionnelles. Qu’est-ce que cela signifie pour vous dans le contexte de Mitosis: an LSD Opera?

Brandy Butler: Pour moi, un opéra est simplement une histoire entièrement portée par la musique. C’est cela, l’essentiel. La différence que je vois avec une comédie musicale, c’est que celle-ci fait souvent avancer l’intrigue grâce à des dialogues parlés.

Dans cette pièce, il y a environ trente secondes de texte parlé au tout début. Le reste est entièrement chanté ou transmis par la musique instrumentale. On raconte une histoire avec et à travers la musique, du premier instant au dernier.



Pourquoi avoir choisi cette forme?

L’impulsion est née d’une résidence de deux ans avec le réseau européen ENOA (European Network of Opera Academies). Ils encouragent activement des artistes venant d’horizons divers à envisager l’opéra comme cadre d’expression. Cela a été une révélation.

Je viens de la musique - j’ai étudié la flûte classique et j’ai un parcours de chanteuse-compositrice - mais j’avais toujours vu l’opéra comme une forteresse étroite, inaccessible.

Cette expérience a fait tomber ces murs. Elle m’a montré que la force des histoires racontées par la musique est universelle, et que cette forme pouvait m’être accessible. La première idée de Mitosis... est née de ce sentiment de possibilité.

Le projet est profondément lié à la mort de votre mère. Comment cette expérience personnelle vous a-t-elle amenée au thème spécifique de la thérapie assistée par psychédéliques?

Ma mère est morte il y a trois ans. Elle a terriblement peiné à accepter sa mort; elle n’a jamais pu reconnaître qu’elle approchait.

À la même période, j’ai lu un article du New York Times sur l’usage de psychédéliques auprès de patients en phase terminale confrontés à la peur de mourir.

Les résultats étaient frappants. On y parlait d’une fenêtre ouverte vers l’acceptation et la paix. Je me suis dit: «J’aurais tellement aimé que ma mère puisse faire cela.»

Et ensuite?

J’ai été tellement marquée que j’ai écrit à l’un des chercheurs mentionnés, Peter Gasser, un pionnier du domaine en Suisse. À ma grande surprise, il a accepté de me parler. L’entendre décrire ce travail - sa sincérité, son potentiel - a été bouleversant.

Rien à voir avec ce que j’imaginais. Je pensais qu’il s’agissait d’une thérapie de groupe où l’on parle de ses problèmes en «tripant».

Il m’a expliqué que c’était bien plus une plongée intérieure à forte dose, souvent avec un bandeau sur les yeux, et que le travail thérapeutique avait surtout lieu au retour.

L’écart entre ma perception et la réalité m’a fascinée.





L’opéra s’ouvre sur cette héroïne qui s’adresse directement au public à propos de sa mort imminente. Que vouliez-vous instaurer avec cette intimité immédiate?


Je voulais être claire dès le départ. La mort n’est pas un «spoiler»; c’est la compagne constante de cette histoire. Elle dit au public: «Au début de cette histoire, je serai en train de mourir... au milieu, je serai en train de mourir. Et à la fin, je serai encore en train de mourir, ou probablement déjà morte.»

C’est une manière de dire: nous ne sommes pas ici pour éviter cette réalité, mais pour entrer dedans, ensemble.

Reconnaître que la mort est une possibilité à chaque instant peut rendre notre temps plus précieux.

Un moment clé est la résistance de cette femme. Lors d’une séance de LSD en groupe, elle est la seule à ne pas pouvoir «lâcher prise». Pourquoi était-il important de représenter cet échec?

Parce que c’est vrai. Il ne s’agit pas d’un remède miracle.

Je me moque même parfois des industries thérapeutiques et médicales dans la pièce. Le chemin vers l’acceptation de la mort est difficile. Elisabeth Kübler-Ross, qui a défini les cinq étapes du deuil, a elle-même vécu une fin de vie compliquée.

Je ne voulais pas présenter les psychédéliques comme une solution simple. C’est une possibilité, une ouverture. Mais le chemin reste ardu, et beaucoup restent bloqués. Il était essentiel de rendre compte de cette lutte.

Parlons de la musique. Elle semble à la fois mélancolique et épiphanique, dissonante et harmonique.

L’arc musical reflète le parcours.

La première partie est plus lyrique, structurée comme une chanson ; l’histoire y est portée par les paroles. Au fil du récit, les choses deviennent plus étranges, plus abstraites. Nous utilisons des boucles, de la répétition, des polyrythmies pour dissoudre la sensation du temps, espérant induire une forme de transe chez le public.

Lorsque nous entrons dans le trip psychédélique de la deuxième partie, la musique devient un paysage sonore immersif de cinquante minutes. Il ne s’agit plus d’illustrer l’histoire, mais de créer une expérience sensorielle et atmosphérique.

Nous utilisons un mixage spatial à quatre canaux pour donner l’impression que le son circule dans la salle, entraînant le public à l’intérieur du trip.

La métaphore centrale de la mitose - la division cellulaire - est aussi un moteur de composition. Comment ce processus biologique guide-t-il le récit et la musique?

J’ai toujours su que la pièce s’appellerait Mitosis et qu’il y aurait un moment où la protagoniste se divise en différentes versions d’elle-même. C’est la métaphore directrice de la vie, de la réplication, de la mort.

Musicalement, nous avons un motif central - une mélodie simple, d’abord sifflée, puis transformée en son d’une salle d’attente d’hôpital, puis en interlude classique.

Elle évolue et se déploie tout au long de l’œuvre, comme des cellules qui se divisent, jusqu’à exploser dans le grand moment opératique du soliloque final de la mort. Tout revient à la cellule.





L’une des scènes les plus discrètes, mais les plus puissantes, est le souvenir d’enfance du thérapeute: sa mère qui tombe, se relève et lui dit: «Les gens tombent et se relèvent. C’est la vie. C’est suffisant.» D’où vient cette histoire?

Je l’ai lue dans un livre d’Elisabeth Kübler-Ross. Ce n’étaient que deux phrases, mais d’une force incroyable. J’ai pensé que cela ferait une magnifique chanson.

Et cela résonnait avec ma propre expérience, car la dernière dégradation de ma mère a commencé par une chute.

La chanson capte un mélange complexe d’émotions: la peur d’un enfant devant un parent vulnérable, la chaleur du souvenir, et la simplicité profonde de la leçon - la vie, c’est tomber et se relever, ou non. Et cela doit suffire.

L’opéra a une longue histoire problématique avec les personnages féminins, souvent victimes. Dans Mitosis, la femme mourante est en chemin vers l’empowerment. Était-ce un geste conscient?

Absolument. Pendant ma résidence, j’ai vu tant d’opéras classiques et j’ai été frappée par leur violence, leur racisme, leur misogynie. On ne peut pas réécrire Madame Butterfly; elle est ce qu’elle est.

Je savais que je ne voulais pas contribuer à cette tradition. Pour moi, cette pièce cherche à élargir ce qu’un opéra peut être et les histoires qu’il peut raconter. Je veux qu’elle soit accessible.

Je veux que les spectateurs et les spectatrices entrent dans la soirée avec l’espace nécessaire pour suivre le parcours de cette femme, mais aussi pour plonger dans le leur.

À l’écoute du «Death Soliloquy» (Soliloque de la mort) final, on a le sentiment que la paix n’est pas donnée, mais douloureusement répétée. Voyez-vous le théâtre comme un lieu de répétition pour la mort, aussi pour le public?

C’est exactement ce que propose cette œuvre: un entraînement à mourir.

L’un des médecins avec qui nous avons travaillé disait que la thérapie assistée par psychédéliques est précisément cela - une répétition générale. Et durant notre processus de création, la vie continuait: ma mère est morte, un autre membre de l’équipe a perdu un parent, l’assistant a perdu son père pendant les répétitions.

Nous avons observé comment cette pièce devenait une répétition du deuil pour nous tous. En représentation, le public pleure à des moments différents. Certains craquent sur l’histoire de la chute de la mère, d’autres sur le soliloque.

La beauté, c’est que cela se vit ensemble. Nous parcourons ce chemin ensemble et nous faisons face au chagrin ensemble. C’est l’offrande.

Ayant vécu la tension entre le refus de votre mère d’accepter la mort et votre propre besoin de vous y préparer, le fait de créer Mitosis et d’offrir à votre personnage principal un chemin vers l’acceptation vous a-t-il apporté une forme de résolution?

Cela ne résout rien. J’ai encore pleuré ma mère hier. Le deuil ne fonctionne pas ainsi.

Mais ce que cette œuvre m’a donné, c’est une immense douceur. Elle a créé une communauté - toutes les personnes attirées par ce projet sont engagées dans une conversation avec la mort. Elle a offert un espace généreux et collectif pour le chagrin. Elle ne règle rien, mais elle permet une relation plus douce, plus respectueuse, avec la réalité de la mort, ce que je n’avais pas auparavant.

Et pour cela, je suis infiniment reconnaissante.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Mitosis : an LSD Opera

Les 4 et 5 décembre 2025 au Vidy Théâtre Lausanne

Brandy Butler, conception et mise en scène
Avec Annie Goodchild, Brandy Butler, David Attenberger, Ivy Montiero,  Ruth Schwegler

En anglais, surtitrage inclusif en français

Dès: 16 ans, 110 min.


Brandy Butler est une artiste et musicienne américaine qui s’est imposée en Suisse comme performeuse, compositrice, pédagogue et activiste. Née à Reading, en Pennsylvanie, formée à l’University of the Arts de Philadelphie, elle s’installe en Suisse en 2003 et devient rapidement une figure notable de la scène zurichoise. Son travail englobe projets solos et pièces mêlant théâtre et performance, abordant les thèmes de la communauté, de l’identité et de la transformation.

* Elisabeth Kübler-Ross (1926–2004), psychiatre américano-suisse, est connue pour ses travaux pionniers sur la fin de vie et la psychologie du deuil. Elle a introduit le modèle des cinq réactions possibles face au deuil-déni, colère, marchandage, dépression et acceptation - sans ordre fixe. Elles sont toutefois contestées pour leur manque de fondement empirique, leur caractère trop linéaire et leur difficulté à représenter la diversité réelle des réactions au deuil.

** Peter Gasser (né en 1960), psychiatre suisse, est reconnu pour ses recherches officiellement autorisées sur les psychothérapies assistées par psychédéliques, dont l’une des premières études suisses modernes sur l’usage clinique du LSD (2007–2012).
Ses travaux, menés à Soleure, portent sur l’usage de substances telles que le LSD ou la MDMA (substance psychoactive de synthèse appartenant à la famille des amphétamines) sous supervision médicale stricte lorsque les traitements conventionnels ne suffisent pas.

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