Vies brutes, gestes vitaux
Sous la plume de Fabrice Melquiot, des figures marginales - Augustin Lesage, Marguerite Sirvins, Judith Scott, Laure Pigeon, et d’autres - parlent depuis leur geste. Entre fissures, silences et nécessité.
Julien Schmutz met en scène ce cycle où théâtre, danse, concert, exposition et fausse conférence se répondent comme une constellation, chaque forme inventant son langage.
Ici, l’important n’est pas l’effet, mais la justesse: préserver un espace fragile où la création fut, pour beaucoup de ces artistes, une question de survie.
On passe d’une cuisine où tout tremble - Dieu, la guerre, les coquillages - aux profondeurs d’une mine, des riffs de guitare d’un récital rock aux apartés mordants d’un débat burlesque. L’Art Brut n’est pas décor: il est matière vivante, indocile, offerte sans calcul.
Augustin Lesage, guidé par la voix d’une sœur disparue, creuse autant la roche que la mémoire. Marguerite Sirvins brode pour tenir debout, chaque point de fil arraché aux draps devenant un acte d’amour et de résistance. Dans Rose au sac à main, la retenue est tranchante: une vie se dit par demi-mots, cousue de silences dignes.
«Regarde bien ce que je suis»: la phrase résonne comme un manifeste. Résister, créer. Même seul·e. Même sans reconnaissance. Ce geste artistique se fait plus qu’un hommage: un espace d’adresse directe, où le public peut se faire témoin impliqué de gestes qui refusent de disparaître.
Entretien croisé avec Julien Schmutz et Fabrice Melquiot.
Regarde bien ce que je suis est une redécouverte de l’Art Brut en cinq formes scéniques, toutes écrites par Fabrice Melquiot, autour de figures singulières.
Julien Schmutz: Le projet a commencé il y a déjà plusieurs années. Nous avons d’abord organisé des ateliers de réflexion, réunissant au Magnifique Théâtre un groupe de personnes issues de différents horizons.
Il s’agissait de penser la création sous deux angles précis : d’une part la question de la forme, et notamment ce que signifie aujourd’hui «immersif» dans le spectacle vivant.
Dès lors, comment inscrire un geste artistique dans la ville, dans la région, plutôt que seulement dans les murs du théâtre? Nous avons nommé cela«enquête» un état qui mêle découverte, apprentissage et participation, une manière de prendre part au récit sans en être seulement le témoin.
Leur geste créatif, sans hésiter. Plus on explore, plus on découvre un monde immense, présent partout, et une beauté qui échappe aux codes de l’art institutionnel. Chez eux, il n’y a pas de stratégie, pas de calcul sur le regard de l’autre. Le geste est intime, lié à soi, détaché du résultat. C’est ce détachement qui me bouleverse le plus. L’Art Brut étant souvent né en marge, comment éviter l’appropriation lorsqu’on porte ces voix sur scène? J.S.: Par l’humilité. Traiter chaque sujet avec soin, éviter l’effet spectaculaire, rester au service du propos. Les artistes bruts créent souvent par nécessité vitale, parfois au cœur de destins marqués par la rupture, la douleur, ou la quête de guérison. Nous cherchons à préserver cet espace, à le protéger, plutôt qu’à le représenter de façon théâtrale. Mais c’est un terrain complexe: l’Art Brut est aujourd’hui à la mode, exposé, valorisé sur le marché. Il faut être conscient de ce risque et rester vigilant à ne pas transformer en produit ce qui, au départ, relève d’une nécessité intime.
J.S.: Ce spectacle mêle théâtre et danse, avec les chorégraphies signées Jasmine Morand. Sur scène, ce ne sont pas des danseurs, mais des acteurs qui mettent leur corps en mouvement. Le personnage central est un chœur, qui porte la voix d’Augustin Lesage, fils et petit-fils de mineur.
L’histoire commence dans un boyau de cinquante centimètres, dans le noir, à creuser la pierre. Augustin entend alors une voix lui dire: «Un jour, tu seras peintre.» Peintre spirite, il travaille «sous dictée»: les voix lui indiquent les thèmes et parfois jusqu’au tracé. Il peint en symétrie, ligne après ligne, de la droite vers la gauche, produisant de vastes compositions au trait minutieux, souvent inspirées de mythes antiques.
Nous avons choisi, au théâtre, de relier cette voix à la perte de sa petite sœur Marie, morte à trois ans. Dans la pièce, c’est elle qui l’appelle depuis les profondeurs, qui l’accompagne dans sa transition de mineur à artiste. C’est un récit de transformation sociale autant que de création.
Avec Marguerite à l’aiguille, vous proposez un «récital». Il semble avoir pris des allures de concert rock. Qui était Marguerite Sirvins, et comment avez-vous imaginé cette forme?
J.S.: Marguerite Sirvins était internée à l’asile de Saint-Alban. Elle passait ses journées à broder, de manière obsessionnelle, pour ne pas sombrer. Ses créations sont faites de fils récupérés dans des draps qu’elle déchirait, assemblant patiemment ces matières dans l’espoir d’un mariage imaginaire. C’était un geste de survie, un moyen de se projeter vers l’amour depuis l’enfermement.
Nous avons choisi de traiter cette histoire comme un concert rock, porté par le groupe Saint-Alban , formé pour l’occasion par Emmanuel Goyard, directeur artistique et administratif du Magnifique Théâtre. Fabrice Melquiot a écrit les textes en suivant la ligne de vie de Marguerite, dans une langue poétique et lyrique, que le groupe a ensuite mise en musique.
La scénographie est théâtrale, mais la forme est pensée pour circuler aussi dans des salles de concert. C’est un spectacle d’une heure, construit comme une playlist, où la poésie de Fabrice rencontre l’énergie brute du rock.
Quels résonances et échos voyez-vous entre votre œuvre théâtrale et littéraire (et votre approche de la scène avec ici vos écrits)?
Fabrice Melquiot: Regarde bien ce que je suis est un cycle d’exofictions dramatiques* dédiées à des artistes d’art brut. Ces textes sont des modes d’approche de personnes ayant réellement existé, dont la biographe recèle ses zones d’ombre, dans lesquelles il est commode de s’engouffrer avec les outils de la littérature, qui ne sont pas sans rapport avec ceux du mineur: un pic, une pelle, une lampe. J’ai plusieurs fois écrit des pièces inspirées de personnes réelles: Jackson Pollock et Lee Krasner, Janis Joplin ou Diane Arbus.
F.M.: De Rose Amar, je ne savais pas grand-chose. Je n’ai pas eu la chance de la rencontrer. D’elle, il existe quelques images filmées, glanées sur le net. Je les ai beaucoup regardées. Je me suis appuyé sur les données biographiques en ma possession, l’épiphanie de Paul Amar dans cette boutique de souvenirs vendéenne, le parcours de l’Algérie à la France, l’appartement de Ménilmontant, les galeries d’exposition.
J’ai essayé d’écouter. D’écouter les images, la voix, le visage, la façon de s’habiller et de se tenir, toujours en retrait, mais toujours à l’affut. Dès lors, l’écriture est ce jeu d’hypothèses, cette suite de paris, cette promenade hors de soi, à la fois savante et candide. Je crois que c’est l’enfantin qui permet d’accéder à l’empathie. C’est ça. On y va comme un gamin, on joue à supposer, et à force on joue à être.
À travers Des femmes au cœur brut, vous mettez en scène une fausse conférence, pleine de piques et de tendresse, sur l’art brut au féminin.
F. M.: J’ai beaucoup d’estime et de reconnaissance pour les «spécialistes» de l’art brut, pour celles et ceux qui, portés par la passion, ont permis de décrypter, de comprendre des parcours et des œuvres. Leurs écrits ont souvent été précieux dans notre démarche collective, qu’ils ont étayée.
Mais l’art brut a la force des jungles, des forêts éternellement vierges. Il nous semblait intéressant de porter un regard à la fois amical et provocant sur les excès des marchés, des marchands, des prescripteurs, des garde-chasses.
Les noms qui traversent ce cycle — Marguerite Sirvins, Judith Scott, Anna Zemankova… — sont souvent absents de certains ouvrages sur l’Art Brut. Est-ce que votre projet commun est une entreprise de réparation?
F. M.: J’ai le sentiment que c’est nous que nous réparons, à travers le regard que nous posons sur ces artistes. Nous réparons des doutes, des paresses, des peurs. Je crois que les artistes culturels, conscients de leur langage, exposés de leur plein gré au regard d’autrui, je crois ces artistes se réparent au contact de l’art brut, car l’art brut nous confronte au radical des visions, à l’origine du désir, à la ténacité du geste, à l’obsession des motifs, à la nécessité de faire.
Propos recueillis par Pierre Siméon
Festival d'Art Brut, du 3 au 12 octobre
Augustin à la mine, du 3 au 12 octobre
Des Femmes au cœur brut, du 4 au 12 octobre
Marguerite à l’aiguille, le 10 octobre, (musique, chansons)
Fabrice Melquiot, texte - Julien Schmutz, mise en scène
Informations, réservations:
tkm.ch
* Exofiction dramatique: roman ou fiction romanesque mettant en scène une personnalité réelle de façon inventive, avec une tonalité dramatique forte, ndr.