The show must go down

Le dramaturge, comédien et metteur en scène Robert Sandoz, y déploie une forme théâtrale hybride. Elle mêle egof(r)iction, cabaret, conférence, confession publique et quizz de lignes de vie. S’y croisent figures réelles et fantasmées, rires grinçants et vertiges existentiels.
Le nouveau directeur du Théâtre du Passage (Neuchâtel) y incarne un personnage de lui-même, dépassé par le monde, hésitant à tirer le rideau.
Mais il n’est pas seul. Autour de lui, des complices fidèles - Yvette Théraulaz, Adrien Gygax, Davide Autieri - prêtent leur corps, leur voix et leurs propres doutes à cette tentative joyeusement bancale de faire un pas de côté.
Entre faux départs et vrais adieux, Sandoz interroge nos attachements - à la scène, à la vie, à ce qui ne veut pas finir. Il s’agit moins de finir que de questionner le droit à la fin, dans un théâtre devenu refuge, boîte noire, caisse de résonance.
Dans une langue vive, drôle, parfois crue mais toujours sensible, le spectacle traverse les grandes obsessions de notre époque: le vieillissement, la performance, la retraite, la transmission, l’impossibilité d’en finir.
Sans décor ni paillettes - interdites désormais par l’UE - , Le Dernier Spectacle revient à la débrouille des débuts, dans un théâtre vidé de ses artifices mais plein d’humanité parfois fêlée. Finir, ici, c’est ouvrir.
Entretien avec Robert Sandoz.
Le spectacle débute par un aveu de lassitude et d’épuisement de votre personnage...
Robert Sandoz: Ce qui se passe dans le corps est fondamental. De plus en plus de personnes montrent aujourd’hui, sur les plans physique, émotionnel et mental, les signes d’un burn-out: une forme d’épuisement total.
Si les gens étaient épanouis dans leur quotidien, si les contextes sociaux et internationaux étaient plus apaisés, ils voteraient sans doute autrement. Cela n’éviterait-il pas nombre de crises?
Pour moi, le théâtre est, par essence, une mise en relation entre l’individu et l’universel.
Ce spectacle aborde moins le théâtre lui-même qu’un rapport au travail, en interrogeant la notion de fin. Je tenais à évoquer des situations dans lesquelles chacun e puisse se reconnaître, quel que soit son métier.
Depuis une dizaine d’années, je me consacre à un genre littéraire aujourd’hui très en vogue : l’egofiction, ou biofiction.
Au fil de mes créations – Marathon, Cette année Noël est annulé, Mon père est une chanson de variété – ce travail continu a façonné un Robert Sandoz de théâtre presque indépendant, un double scénique qui évolue dans des contextes toujours plus variés.
Je tue symboliquement le Père, oui. C’est un meurtre du Père à l’extincteur pour pouvoir avancer.
Ce geste est lié au processus de création avec les autres interprètes. Nous avons parlé de leurs peurs, parfois profondes. J’en ai tiré une matière fictionnelle pour nourrir la dramaturgie. L’un d’eux a traversé un burn-out.
Quant à Yvette Théraulaz, née en 1947 à Lausanne, elle peut réellement se poser la question de l’âge et de la retraite, avec une lucidité parfois douloureuse. Ces personnes avaient davantage réfléchi à la fin que le personnage que j’incarne.
C’est un homme qui résiste à l’idée, même de la fin, qui refuse d’entendre qu’il faut parfois tourner une page. Mon rôle consiste à l’accompagner dans ce chemin vers l’acceptation que certaines choses doivent s’achever.
Le défi est de passer ici d’une egofiction de «Robert» à celle de tout un groupe. Si j’écris le texte, c’est après de nombreuses discussions avec toute la distribution.
Ainsi, Yvette Théraulaz a alimenté la réflexion par son expérience, ses désirs et son rapport à l’âge la possibilité de devoir interrompre sa carrière pour des raisons de vieillesse.
Avec Adrien Gygax, je travaille sur la notion de burn-out, de télétravail et de ce qui pousse à continuer même quand on explore nos retranchements.
Davide Autieri est un chanteur d’opéra et nous avons évoqué ensemble l’instrument qu’est le corps et comment, s’il défaille, il peut arrêter son travail d’un jour à l’autre ou renoncer à une tournée pour un simple rhume.
Dans certaines entreprises, pour expliquer le burn-out, l’on retrace un parcours de vie: charge mentale, projection, redéfinition du rapport au travail, de ses rythmes et exigences. J’ai intégré quelques éléments de cette approche à la création artistique.
En compagnie, entre autres, d'images portraits de Roger Federer, et de figures incapables de s’arrêter, je voulais convoquer ces personnalités publiques qui, soit ont su cesser leur activité principale, soit n’y sont pas parvenues.
Certaines sont littéralement incapables à respecter certaines limites.
Une fête joyeuse, sans éluder pour autant des tonalités parfois plus graves. Mais l’ensemble est souvent teinté d’un humour potache, avec un jeu caustique et léger. L’aspect interactif du quiz pousse le public à se demander: Est-ce que je continue ou est-ce que j’arrête? Est-ce trop tôt ou trop tard?
«Quand un homme perd ses rêves, la vie n’est plus rien pour lui. Il n’est qu’un homme sans destin et sans rien», chante Johnny Hallyday dans la pièce.
C’est une interrogation existentielle, chère à l’artiste comme à mon personnage, Robert Sandoz. Il s’interroge : sa passion lui suffit-elle encore?
Mais ce que traverse Adrien, après un burn-out, vient ébranler cette certitude. Sa situation ne signifie pas forcément que ses rêves se sont éteints ou envolés. Et puis, le rêve peut aussi servir d’alibi à l’exploitation de l’homme par l’homme.
Il fallait bien un Méchant et un Abruti dans ce spectacle: mon personnage lance ainsi à Adrien, «Quand on veut, on peut». J’aurais pu dire: « Suis tes rêves ».
Mais dans notre société, de plus en plus de gens ne peuvent plus suivre les leurs.
Et cette impossibilité n’a rien à voir avec leurs capacités ou leur mérite. Elle est le produit d’un contexte économique, social et politique qui empêche d’envisager le rêve comme moteur de vie.
Ce milliardaire de 47 ans incarne la tentation, chez mon personnage, de refuser la fin à tout prix - même et surtout celle du corps. Il entame d’ailleurs le spectacle en refusant, pendant une heure quarante, qu’il s’agisse de sa dernière représentation.
Mon personnage refuse le changement du monde. Il choisit la fuite en avant. Comme Elon Musk, qui envisage de coloniser Mars et affirme que la destruction de la Terre n’est pas si grave.
Engager Yvette Théraulaz, c’est faire entrer sur scène une figure à la fois artistique et féministe. Son spectacle musical Histoires d’elles témoigne de ses engagements. Mais je voulais aussi mettre en lumière la femme de dialogue et d’équilibre entre les genres qu’elle est.
Elle a reçu la plus haute distinction du théâtre suisse. L’année suivante, elle apprend que ce prix est désormais doté de 100’000 CHF. Ce simple détail permet aussi de témoigner de la précarité à laquelle sont confrontées de nombreuses femmes artistes en Suisse, une fois l’âge de la retraite venu. Comme tant d’autres femmes, d’ailleurs.
Le Dernier Spectacle
Du 13 au 18 mai au Théâtre Kléber-Méleau (TKM), Lausanne
Robert Sandoz, mise en scène et écriture - Lucie Rausis, assistante à la mise en scène
Robert Sandoz, Yvette Théraulaz, Adrien Gygax, Davide Autieri, jeu, musique et chant
Informations, réservations:
https://www.tkm.ch/representation/le-dernier-spectacle-de-robert-sandoz/
Autre représentation:
Le 4 juin au Théâtre du Jura, Delémont