Social Tw. Fb.
Article

Travailler sur le «brouillon Platonov» en forêt

Publié le 06.06.2022

Pièce écrite à dix-huit ans par Anton Tchekhov, Platonov est restée à l’état de brouillon, déployant un texte fleuve. Sa version intégrale mêle atmosphère incertaine, désenchantement, nihilisme, fin d’un monde et non-dits.

Dans le cadre de la programmation du Théâtre de Vidy, en pleine forêt d’Epalinges, du 14 au 25 juin, Matthias Bossard a décidé qu’une adaptation en différents formats de la pièce serait sans décor, lumières et artifices. La forêt et ses différentes stations permettront alors de mieux percevoir l’insondable vacuité de la vie bourgeoise provinciale. Le public sera aussi invité à des partages réguliers avec les interprètes autour d’une table. Englué dans l’immobilisme, ne rêve-t-on pas d’un monde autre comme les protagonistes principaux imaginés par l’écrivain?

L’été, Anna Petrovna, jeune veuve accablée de dettes, convie des ami.es dans son domaine de campagne destiné à la vente. Un monde en sursis fait la fête, s’enivre tandis que la mort rode. A la lecture de Platonov, on songe au profond désarroi d’une génération en manque de pères si ce n’est en recherche désespérée de repères. Instituteur reclus à la campagne, Platonov est cet astre noir qui séduit, scandalise, déçoit et menace de tout emporter dans sa théâtralisation du néant de la vie. Le théâtre à ciel ouvert fait ici résonner à loisir cette interrogation insoluble de la pièce: "Vivre, comment faut-il faire?". Il y aussi un jeu de poupées russes avec des interprètes jouant à jouer dans une fuite en avant aussi inventive qu’illusoire. Entretien avec Matthias Bossard.



 Quels sont les éléments qui vous ont attirés dans Platonov?

Matthias Bossard: C’est une pièce qui me suit depuis le début de mes études théâtrales juste avant la vingtaine. Elle m’a interpellée d’abord par sa forme. Françoise Morvan, la traductrice du russe (aux côtés d’André Markowicz) de la version intégrale du manuscrit de Tchekhov, jamais joué de son vivant, parle de brouillon absolu. C’est ce côté brut ne rentrant pas dans les bonnes cases dramaturgiques qui m’a intéressé. Je m’en suis servi comme ébauche de mes premières mises en scène, tant la pièce me semblait traversée de multiples possibles dans cette imperfection. Et elle recélait la possibilité d’y ajouter quelque chose.

Par ailleurs, il y avait le défi de s’attaquer à une œuvre chorale comprenant un foisonnement de personnages. En sortant de La Manufacture (Haute Ecole des Arts de la Scène, Lausanne), j’avais envie de poursuivre l’expérience, assez rare dans le milieu professionnel, de 16 personnes par promotion et au plateau.



Une citation de la pièce vous a marqué…

«Tout le monde a des passions mais personne n’a de force.» Cette réplique est entrée en résonance avec ce que je pouvais ressentir à la vingtaine. Il existe ce sentiment que l’on peut ressentir, y compris politiquement, de ne pas réussir à agir. C’est ce que la pièce rend intensément. On peut être passionné, avoir des idées, vivre les choses fortement et ne pas trouver les forces pour leur réalisation.

Ce qui m’a touché? Toute cette énergie déployée pour finalement ne pas réussir à faire vraiment les choses. Monter cette pièce est possiblement une manière de dépasser cette inaction et mobiliser les forces dans ce dessein.

Votre création annonce «d’après Tchekhov»…

Nous nous sommes permis d’ajouter une sous-fiction à la fable principale de Tchekhov qui est traitée dans son intégralité. Il s’agit d’une petite troupe naviguant entre professionnalisme et amateurisme qui se réunirait dans une forêt non loin de chez elle. Ceci pour créer un spectacle de manière artisanale en y rencontrant nombre de problèmes.

S’il ne s’agit pas de travailler avec notre réalité de tous les jours, les personnages de cette sous-fiction ont les mêmes prénoms que ceux des acteurs.trices tout en se révélant plus rocambolesques et moins assurés que nous le sommes. Il existe aussi des ajouts shakespeariens avec Roméo et Juliette alors qu’Hamlet est déjà présent dans le texte originel. Nous avons ainsi continué à écrire ce brouillon inachevé qu’est Platonov d’après le dramaturge russe.





Mais encore…

Cette troupe est traversée d’histoires de couples et de tensions inventées. Il est dès lors possible d’avoir une forme d’allers-retours entre cette sous-fiction et le récit tchekhovien. Cela ne s’appelle-t-il pas le jeu, au sens littéral d’un meuble, où un espace bougerait entre deux éléments? Dans le travail du collectif CCC et le mien, se trouve une forte volonté de jouer à jouer aussi avec notre réalité.

Le collectif est d’ailleurs constitué de deux promotions de La Manufacture sorties en 2015-16. La rencontre avec le metteur en scène, dramaturge et comédien Oskar Gomez Matta, qui met avant ce type de jeu mis en abyme, y a constitué un enseignement important.

Il existe une symétrie entre hommes et femmes dans la pièce. Platonov les raille toutes excepté Anna Petrovna. Votre sentiment sur les rapports femmes-hommes dans la pièce?

C’est une question importante à mes yeux. Nous avons débuté un travail de laboratoire théâtral chaque été dès 2016 pour monter un acte sur deux semaines. C’est ainsi que la pièce s’est construite dans sa longueur que nous présentons en juin en intégralité ou en épisodes dans le cadre de la saison du Théâtre de Vidy. J’en ai assuré la distribution et la mise en scène dès le début.

Or ma vision sur les rapports hommes-femmes et la représentation féminine sur les plateaux de théâtre a évolué. Nous pouvons ainsi choisir la manière dont les histoires sont racontées au public. Dans Platonov, la majorité des rôles importants sont portés par des hommes. Ceci à la notable l’exception d’Anna Petrovana et de Sofia Iégorovna sa belle-fille - auteure de l’une des plus belles tirades d’amour qui soit avec son: «Nous deux vagabonds, sans autre patrie que la Terre et le Ciel. Sans autre trésor que nos yeux qui savent tout», ndr. D’où le désir de donner un rôle plus important à des personnages féminins, dont Alexandra Ivanovna (Sacha), l’épouse de Platonov que Tchekhov dépeint comme étant dans la réserve et un rapport étroit à la religion.





Comment cela se traduit-il?

Notre personnage de Sacha n’est plus dans l’ombre du héros. Et acquiert une autre existence. Dans notre version, le monologue inaugural de Platonov sur la mort du père est partagé avec Sacha, voire essentiellement porté par elle. A mon sens, Tchekhov essaie vraiment de donner une autre dimension aux personnages féminins que traditionnellement à son époque. Prenez ainsi le rôle central dans la pièce d’Anna Petrovna, une figure très libre. Par des traitements que des hommes infligent aux femmes dans l’intrigue, l’auteur tente de dénoncer ces comportements et certains travers de son temps. Il s’agit toutefois d’un écrit de la fin du 19e siècle. Et ce n’est pas faire injure à Tchekhov de s’en saisir, continuer à le travailler et ouvrir les possibles.'

Vous défendez une forme de théâtre in situ.

Il faut revenir à la création du collectif CCC (ensemble de Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert). Et la mise en scène sur le parking de La Manufacture par Loïc Le Manac’h et Margot Van Hove du 
Maître et Marguerite de l'écrivain soviétique Mikhaïl Boulgakov (conte fantastique, satire politique et romance amoureuse, ndr), où j’étais comédien.

C’est un théâtre que nous appelons in situ tant il convoque l’utilisation d’un espace extérieur aux murs du lieu théâtral habituel. Du coup, tout peut devenir théâtre avec une arrivée en camion sur le site. Ou jouer une scène depuis le haut d’un immeuble. La démesure des textes était alors rendue par celle des espaces de jeu. Avec Platonov, jouer en plein air et en forêt une pièce forte de vingt personnages qui module la choralité, cela nécessite une distribution ample pour investir un espace conséquent et peupler une fiction.

Et pour vous?

J’ai grandi dans un hameau campagnard d’une vingtaine d’âmes, l’un des plus petits de France. D’où cette envie de retourner à la pleine nature avec un classique revisité. Ce que j’aime particulièrement? Travailler avec le réel, les choses et situations telles qu’elles peuvent advenir sur le vif, parfois aléatoirement. Cette dimension vient singulièrement agir sur la mise en scène elle-même, les lieux devenant les co-créateurs du spectacle. Ils prennent une importante aussi grande que les interprètes et le texte littéraire, Je joue des frottages entre ces différents éléments

Originellement Platonov  se donne dans des espaces majoritairement intérieurs. Or le fait de proposer des lieux inattendus est intéressant en ce que cela nous oblige à inventer au cœur de ce théâtre in situ déambulatoire Dès lors, les lieux deviennent une scénographie avec laquelle il faut composer. Jouer en pleine journée sans électricité, cela permet à la troupe d’être puissamment mobile. Et de faire du théâtre avec presque rien ou si peu. On trouve ainsi un endroit où les gens peuvent s’asseoir. En face, une montagne, un pré ou un début de forêt. Et tout d’un coup le théâtre opère dans une manière de recentrer le propos sur l’interprète. C’est magique.

Propos recueillis par Michel Vuille


Platonov, d'après Anton Tchekhov

Du 14 au 25 juin 2022
Le spectacle peut-être vu en 4 épisodes de 2h30 du mardi 14 au vendredi 17 juin à 19h.

Ou en intégrale en deux jours, les samedi 18 et dimanche 19 dès 14h
et samedi 25 juin et dimanche 26 juin, dès 14h.

Mathias Brossard, mise en scème.

Avec Romain Daroles, Robin Dupuis, Judith Goudal, Cécile Goussard, Magali He,u Arnaud Huguenin, Lara Khattabi, Jonas Lambelet, Chloë Lombard, Loïc Le Cam, Loïc Le Manac'h, Adrien Mani, Mélina Martin, Leon David Salazar, Margot Van Hove.

 Informations, réservations:
https://vidy.ch/platonov

Rendez-vous, à Epalinges, dans le Bois de la Chapelle, en contrebas du club de foot (Accès avec le bus 45 au départ de Croisettes (terminus M2), arrêt Marcel Regamey).

Conseil de Vidy: Pensez à prendre de bonnes chaussures, une petite laine si le temps est frais ou un imperméable s'il est menaçant. Buvette et petite restauration sur place