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Se dire au miroir d’Instagram

Publié le 22.10.2021

Le Teaser de _jeanne_dark_, œuvre théâtrale de Marion Siéfert se déployant à la scène et en live sur Instagram avec Helena de Laurens nous immerge dans un bain de cinéma. Dont La Passion de Jeanne d’Arc, film signé Dreyer, portrait d’une jeune femme sincère et souffrante, victime du dogmatisme et de l’intégrisme religieux. La «Pucelle d’Orléans» de la pièce est une cloîtrée en famille pieuse des Temps Modernes. Avec la pudeur de l’impudeur, parfois sans filtre, Helena de Laurens confesse son personnage entre voyeurisme et contemplation, crudité et humour. Le spectacle livre les contours, vertiges et vestiges de l’intime à l’ère des réseaux sociaux aussi émancipateurs qu’asservissants.
La metteuse en scène et dramaturge a puisé dans son adolescence au cœur d’un milieu catholique un brin rigoriste pour imaginer avec l’artiste visuelle Nadia Lauro, un décor en retable. Une chambre blanche panoramique comme un linceul au centre. Elle est flanquée de ses deux volets vidéo géants d’un compte Instagram de Jeanne auquel peut se brancher en live le public. Rencontre avec Marion Siéfert.


Le jeu d’Helena de Laurens peut rappeler certaines dimensions de celui de la célèbre artiste et danseuse de cabaret de l’entre-deux-guerres berlinois, Valeska Gert. La comédienne lui a d’ailleurs consacré un mémoire.

(Marion Siéfert) Oui. Nous avions beaucoup échangé autour de l’œuvre de Valeska Gert avec Helena, à l’occasion de la création du Grand Sommeil (2018), qui était déjà un solo que j’avais conçu pour elle. Le registre grotesque, cher à Valeska Gert, permet à la fois de représenter la réalité de manière viscérale, en en épousant les soubresauts et les spasmes, tout en instaurant une forme de distance.

On est immergés dans les choses, mais il y a une recherche formelle très importante – cela nous correspond bien, à Helena et moi. Par ailleurs, la Berlinoise est l’une des premières artistes à avoir utilisé le cinéma et l’image en mouvement, pour réaliser des chorégraphies centrées sur le visage.



Mais encore…

A partir d’un jeu essentiellement axé sur le visage, il fallait, dans _jeanne_dark_, créer une pièce écrite avant tout pour celui-ci. D’où un type de jeu très expressionniste, hommage à celui de l’actrice Renée Jeanne Falconetti pour La Passion de Jeanne d’Arc, le chef-d’œuvre de Dreyer. En y ajoutant ici un côté halluciné et déformé par le grand angle, pleinement assumé.


Il y a comme un jeu au miroir.

Helena de Laurens est intensément capable de jouer tout en se regardant. Jouer avec sa propre image en miroir, projetée à l’attention du public.


Dès le départ de la pièce, j’ai songé aux propos de Valeska dans son autobiographie, où elle évoque son rapport de frustration au théâtre. Relativement au cinéma et aux possibilités de gros plans sur les expressions du visage, il est frustrant de voir, au théâtre ou en danse, les interprètes si petits et d’aussi loin. Elle a ainsi songé à placer d’immenses loupes sur scène pour découvrir le visage de l’acteur.trice en immense et le détailler. Si ce système n’a pu voir le jour à l’époque, le smartphone aux flux d’images projetées en XXL constitue une manière de réaliser son rêve. À mon avis, elle se serait emparée elle-aussi de cet outil et de ce type de jeu qu’il permet.


Parlez-nous de l’épisode en forme de «monologue du vagin» de Jeanne.

Il est venu tôt dans l’écriture de la pièce, par une minutieuse description du corps adolescent chez le personnage. Une anatomie qui se transforme, se métamorphose. Cela témoigne des interrogations jusqu’au vertige que l’on peut développer à l’adolescence sur son anatomie qui change, se déforme, devenant monstrueux pour certaines personnes. Le passage donne une vision grotesque et horrifique du sexe de l’adolescente. Je voulais aller jusque-là, nommer ce qui est présent dans les imaginaires, mais que personne n’ose formuler de manière aussi crue et directe.





Quels sont les rapports entre le personnage de la pièce et la figure historique de Jeanne d’Arc?

Jeanne d’Arc était à l’origine de la pièce, puisque j’ai démarré la création avec deux éléments tangibles: le titre «Jeanne d’Arc» et la présence d’Helena. Quand on s’empare de Jeanne d’Arc, forcément, on s’adresse à la France. Quelles sont les tensions, les violences qui s’y exercent aujourd’hui?

Le spectacle adresse également ces questions, notamment en abordant les violences policières. Mon héroïne et la Jeanne historique ont peu ou prou le même âge – Jeanne d’Arc fut brûlée vive le 30 mai 1431 à environ 19 ans, ayant débuté ses campagnes militaires en 1429, entendant ses «voix» dès 1428, ndr. Des liens souterrains ou non se sont tissés entre elles mais de manière spontanée, non préméditée. Ce n’est pas à moi de les nommer, mais chaque spectateur.ice peut naviguer dans cet imaginaire qu’ouvre la pièce.

Jeanne d’Arc lutte chez l’écrivain français Charles Péguy, dont s’inspire Bruno Dumont dans son film Jeanne, pour les sans voix et contre la misère sociale. Pourquoi combat votre Jeanne?

La quête de _jeanne_dark_ est une recherche acharnée, méthodique, de cerner et définir qui elle est par la parole. Elle parle avec une intensité et une force proprement extraordinaires. Si elle ne parle pas, elle meurt, d’une certaine manière. Chez elle, la parole recouvre un enjeu vital. Elle tente le tout pour le tout. Et c’est cette prise de risque qui permet, je pense, que l’on s’attache au personnage.

J’ai toujours été touchée par les paroles qui comportent une nécessité vitale. Je crois que l’écriture peut sauver. «Ecrire c’est la première action d’un homme privé de liberté», rappe Nekfeu. Et aussi «C’est écrire qui nous sauvés. Alors maintenant j’écris pour toi». Je voulais sortir de moi-même une parole qui surgit avec la force et la rage des premières fois. Avec les excès que pareil exercice de confession radicale de soi peut comporter. D’où mon désir de circonscrire un point où l’émotion est extrêmement forte.





Votre désir de départ pour l’écriture?

Il y a quelque chose de très intime dans cette pièce. Après avoir réalisé DU SALE!, une pièce dans laquelle je donnais la parole à deux jeunes artistes, je voulais m’exposer à mon tour, aller puiser dans mes hontes et mes peurs, mettre ma peau sur la table. Après, il a fallu trouver un point de départ pour cette prise de parole radicale du personnage.

Et c’est ainsi que j’ai pensé au cyberharcèlement. Jeanne se fait harceler sur les réseaux et malheureusement, c’est une réalité que rencontre 20% des jeunes. Je trouvais important de parler de cette réalité taboue et honteuse pour celle.ux qui la subissent.


Propos recueillis par Bertrand Tappolet

_jeanne_dark_
, de Marion Siéfert
Du 26 au 30 octobre 2021 au Théâtre de Vidy
Avec Helena De Laurens

Renseignements, réservations:
https://vidy.ch/jeanne-dark

Le spectacle peut se vivre également sur Instagram en live et sur scène, avec les commentaires des followers. Pour accéder à la performance sur Instagram, abonnez-vous au compte @_jeanne_dark_

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