Saveurs et douleurs
Sur scène, Marc Donnet-Monay, Vincent Rime, Philippe Soltermann incarnent trois amateurs croquignolesques de reconstitutions médiévales. Ni Kameloot ou Monty Python, nos trois larrons imaginent leur burlesque et autres sachets d’humour loin de toute influence. Ensemble dans ce À table, mis en scène par Lorenzo Malaguerra et Philippe Soltermann, Ils se livrent à leur passion enfilant armures et embrochant les sangliers.
Le trio nous entraîne dans un festin médiéval au décor d’une auberge rustique. Les plats concoctés sont autant de prétextes à évoquer les complexités contemporaines de notre rapport à l'alimentation. Et notamment la malbouffe standardisée en perte de saveur.
Tout en savourant leur repas fortement épicés et aussi parfois diététiques, comme le voulait la carte médiévale, ces chevaliers des temps modernes nous font réfléchir : mangeons-nous pour vivre ou vivons-nous pour manger?
L'interaction entre les comédiens et une partition co-écrite par des plus romandes bien assaisonnées - Blaise Hoffmann, Charlotte Monnier, Philippe Soltermann et Mali Van Valenberg - , en font un spectacle à la fois divertissant et provocateur, un véritable festin pour l'esprit autant que pour l’oreille et la vista.
Rencontre avec un amateur de bonne chair, de pâtes aux asperges et de bœuf carottes qui donne au repas partagé in fine avec le public, son temps au long cours.
Qu’est-ce qui relie votre précédente création autour des nourritures terrestres, Il faut le boire abordant le vin et de l’amitié entre chanson paillardes et confessions intimes, pièce co-écrite avec Julie Fourquet, et A table qui attestent que derrière le rire se cachent des vérités troublantes et profondes?
Philippe Soltermann: Il y a effectivement une forme de pirouette, voire de pied de nez entre ces deux spectacles parlant de bouffe. Ce qui les rattache est aussi la présence au plateau de trois mecs*. D’où une écoute particulière, singulière qui se développe ente eux, tant ils sont copains.
La pièce joue beaucoup de cet effet connu, universel, où les trois protagonistes s’entendent sans s’écouter réellement. Cependant l’évocation du Moyen-âge avec deux Médiévalistes en armures et un présentateur amène résolument vers une autre forme de production et une thématique fort différente qu’ Il faut le boire.
Il s’agit de Médiévalistes passionnés qui sont à la fois pleinement dans leur rôle tout en le commentant. Il faut imaginer qu’ils performent leurs reconstitutions de manière minutieuse et détaillée.
D’où l’une des questions centrales de cette création: qu’est-ce qui ce qui pousse des personnes à se projeter dans un siècle lointain pour se sentir bien? Cette dimension m’a passablement intrigué. Relativement aux animations présentées par les Médiévalistes, nos trois compères passent des rôles très précis.
Dans ce système de jeu, chaque participant choisit le rôle qu’il souhaite incarner tandis que le présentateur explique notamment la manière dont se déroule l’animation médiévale.
On assiste alors à un intense moment d’opulence culinaire. Les oies et dindes, canards et sangliers étaient au menu des seigneurs alors que les grives, pigeons et merles pouvaient se retrouver sur les tables du peuple
À l’époque, plus l’on mangeait plus l’on était censés bien se porter. À cet égard, la comparaison avec notre aujourd’hui souffre cruellement du manque de plaisir actuel côté papilles.
Le tournant culinaire de l’ère médiévale est marqué par l’arrivée des épices qui seront supplantées au 17e siècle par la venue des aromates. Elles étaient abondamment utilisées, poivres, cannelle, muscade, gingembre, girofle, galanga... Car l’on aimait alors les saveurs bigarrées.
Pour les histoirien.es de la cuisine c’est un moment fondamental. Les épices importées furent rapidement cultivées en Europe. La découverte de nouveaux gouts constitua une expérience proprement extra-ordinaire.*
Oui. Chaque théâtre concocte ses plats au fil de la tournée du spectacle. Au Casino Théâtre de Rolle, le choix s’est porté sur un repas typiquement médiéval tandis que d’autres lieux font rôtir des sangliers.
Si la cuisine médiévale peut se révéler incroyablement riche, l’une des particularités de la période est qu’il fallait manger longtemps, les banquets et repas festifs durant souvent trois jours. C’est ainsi que les convives en sortaient souvent malades.
Regardez l’histoire de l’art. On ne compte plus les portraits de rois flanqués d’une canne, car boitant, souffrant de la goutte. À s’empiffrer de viande, la santé ne suit plus.
Je suis Michel Onfray, auteur du Ventre des philosophes, sur l’hédonisme. Mais sa dérive vers l’extrême-droite, évidemment non. Au Moyen-âge, même si les viandes, la chasse était faisandée, les produits étaient locaux, frais et bio avant l’heure. Ceci dans un cercle vertueux de la proximité des cultures et des échanges.
La chasse était encore très présente et l’industrialisation de l’agriculture inexistante. De son côté, le goût provenait aussi d’un véritable élevage en plein air. Les populations connaissaient alors organiquement le rythme et le cycle des saisons que nous avons en grande partie perdu.
Le capitalisme a fait en sorte que l’on ne consacre plus guère de temps au repas. De sa préparation à son ingestion puis sa digestion. Il existe toutefois toujours un goût prononcé pour la gastronomie dans plusieurs pays européens.
C’était mieux avant?
En général, pas. Et ce contrairement à ce que certains Médiévalistes avancent comme dans la pièce. À la période moyenâgeuse, les gens perdaient par exemple rapidement et précocement leurs dents. Ce qui obligeait certains à mêler du mortier aux aliments pour pouvoir les ingurgiter.
D’autres éléments dans cette création?L’idée que la nourriture s’inscrit dans l’ordre du souvenir chez chacun.e d’entre nous, ce que relève pertinemment Michel Onfray.
Pour une comédie, le fait aussi de la co-écriture avec des plumes aguerries et que j’apprécie, celles de Blaise Hoffmann, Charlotte Monnier et Mali Van Valenberg**. Cette collaboration a débouché sur une abondance de pistes, situations et idées, dont il a fallu tirer le suc.
Dans le spectacle, les trois personnages, un tavernier et deux Chevaliers, qui jouent à être au Moyen-âge, alternent les moments où ils expliquent au public ce qui se trame au plateau et d’autres qui les découvrent entre eux. Avec leurs désaccords et problèmes intimes.
Ces personnages se révèlent ainsi tour à tour touchants dans l’aveu de sincérité théâtralisé et grotesques, clownesques. Ils recherchent tout simplement des voies pour se sentir un peu mieux. C’est ce moment de délivrance en rejouant une fiction médiévale qui m’importe chez eux.
interview réalisé et publié une première fois en amont de la création du spectacle au Casino Théâtre de Rolle
À Table,
Du 20 au 23 juin au Crochetan, Monthey
Blaise Hofmann, Charlotte Monnier, Philippe Soltermann et Mali Van Valenberg, texte
Lorenzo Malaguerra et Philippe Soltermann, mise en scène
Avec Marc Donnet-Monay Vincent Rime, Philippe Soltermann
Informations, réservations:
https://www.crochetan.ch/event/a-table/
Représentations précédentes:
Du 12 au 16 mai au Casino Théâtre de Rolle
le 31 mai Théâtres Casino - la Grange, Le Locle
le 1er juin (2 représentations) Théâtre Boulimie, Lausanne
les 7 & 8 juin L'Echandole, Yverdon-les-Bains
* Voir Bruno Laurioux, Manger au Moyen Âge, pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Hachette, 2013
** Blaise Hofmann a écrit de nombreux romans et récits de voyage. Il a été salué en 2008 par le prix Nicolas-Bouvier de Saint-Malo pour son récit Estive. Il écrit aussi régulièrement des livres pour la jeunesse et des pièces de théâtre; en 2019, il est l’un des deux librettistes de la Fête des Vignerons, à Vevey. Entre reportage enquête, biopic, témoignage et essai, l’auteur interroge notre relation au monde agricole dans Faire paysan .
Diplômée en lettres modernes et du Cours Florent, Charlotte Monnier a publié un recueil pétillant d’humour, Tu sais que tu es Parisien quand... et un récit de résilience sur l’anorexie touchant une adolescente, Je ne voulais pas vous faire pleurer.
La femme de théâtre Mali Van Valenberg a écrit plusieurs pièces, dont Versant Rupal, poignante et hallucinée épopée de l’himalayiste Reinhold Messner.