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Repenser la place des seniors

Publié le 04.04.2024

À travers sa création Colette, Judith Desse entrelace théâtralité et danse parfois proche du butô, cette danse du corps obscur, et de l’expressionnisme chorégraphique pour dire l’intime cher à Pina Bausch. Ceci afin de plonger au cœur de la vie en maison de retraite, s'inspirant de son expérience d'infirmière.

À découvrir au Théâtre 2.21 (Lausanne), du 9 au 28 avril, ce spectacle sensible fait écho à la solitude et à la négligence subies par les personnes âgées, tout en célébrant leur existence avec humanité et compassion.

La performance est un voyage à travers la complexité des émotions humaines, où la violence et l'humanité cohabitent, révélant les nuances de la vie en EMS. En s'appuyant sur des histoires personnelles, notamment celle de sa grand-mère Colette, l’artiste aux côtés des interprètes de la pièce donne vie à une performance qui questionne notre rapport et lien aux aînés.

L’opus met en lumière les contrastes entre l'abandon et la joie trouvée dans ces lieux de vie. Voici une invitation à reconnaître et à réimaginer la place des personnes âgées dans notre société, les enveloppant d'une humanité et d'une dignité trop souvent négligées.

Au final, un spectacle poignant qui mêle réflexion et émotion. Rencontre avec Judith Desse.



Comme est née cette création?

Judith Desse: J’enregistre depuis longtemps les voix des résidents témoignant de leur quotidien en EMS, entre autres au sein de celui dénommé Le Nouveau Prieuré à Chêne-Bougeries. J’y donne des ateliers de danse tous les quinze jours depuis quatre ans. Les témoignages de ces personnes sont la matière première de ce spectacle.

À la découverte de l’ouvrage Les Fossoyeurs, l’investigation signée Victor Castanet sur le groupe Orpea gérant des Ephad* et condamné pour de graves maltraitances et une course effrénée à la rentabilité en France**, rien des constats et problématiques abordées ne m’a surprise.

Prenez le manque récurent de personnel conduisant à la maltraitance. En témoigne le début de mon expérience dans le milieu infirmier à 18 ans. Nous étions deux pour vingt-quatre patients. Il fallait toujours se dépêcher dans les soins à la personne aînée comme au fil de l’administration des médicaments, qui pour certains ne pouvaient plus être préparés correctement.



Il y eut un autre ouvrage...

Oui. En 2023, Didier Eribon dans Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple raconte l'installation et le séjour bref de sa mère en maison de retraite. Ce récit a aussi exercé une influence déterminante sur l’envie de créer Colette.

Une étude sur le milieu infirmier en Suisse (2022), relève pour les praticiens et praticiennes une surcharge émotionnelle, un surmenage menant au burn-out, un manque de place de crèches et un taux de défection de 24 % pour celle et ceux renonçant à leur métier. Mais une part importante du personnel soignant déclare aimer son métier.

Diplôme d’infirmière en poche, j’étais emplie de bonne volonté à mes débuts. Immergé dans la naïveté de la vie, je voulais prodiguer des soins à un patient comme si c’était un parent. Je me suis persuadée qu’il s’agissait d’une vocation. J’étais exactement taillée pour ces missions de care envisagées comme empathiques et bienveillantes.

Contrairement à la formation nous conseillant de mettre de la distance émotionnelle au quotidien dans l’exercice de ma profession, pleurer avec la personne âgée ne me gênait pas.

Au terme de plusieurs années d’activité, je me suis rendu compte que le rythme de travail demandé, le quotidien des mêmes tâches répétées se révélaient frustrantes dans le soutien aux personnes âgées et en fin de vie. Cet état de fait conduisit à déshumaniser, pour partie, l’envie première de bien faire les choses.





Et pourtant...

Il existe naturellement de super soignants qui ont la vocation. Mais la routine fait que nous avons l’habitude de voir les seniors dans le salon en demi-cercle pour les activités. Dès lors, il est impossible d’être là, présente comme au premier jour du fait du manque de moyens qui nous amènent à déshumaniser nos actes, selon moi.

Que travaillez-vous dans vos créations chorégraphiques après avoir été interprète notamment pour Foofwa d’Imobilité, Romeo Castellucci, Denis Maillefer, George Lavaudant et la Compagnie Alias?

Depuis 2017, je développe un intérêt toujours croissant pour l'essence et l'expression du mouvement. Si la rigueur de l'entraînement et la répétition développent la technique des danseuses et danseurs, c’est bien l'impulsion initiale, l'intention derrière chaque geste, qui enrichit véritablement la performance.

Le fait de partir d'une idée, d'un désir ou d'une motivation permet d'affiner le mouvement. Cela jusqu'à atteindre une forme de perfection simultanément technique et émotionnelle.

Cette approche, développée au fil de mes années d'expérience dans le milieu théâtral et chorégraphique de Suisse romande, me permet désormais d’orienter les interprètes de mes pièces vers une expression corporelle voulue plus authentique.

Chargé de sens, le geste se façonne et se reconfigure librement, sans jamais perdre sa signification.





Au plan chorégraphique et dramaturgique...

Une part importante de ce qui est développé au plateau ressort des ateliers de médiation culturelle que j’anime en EMS. Ils constituent une expérience voulue intime entre familles, résidents, danseurs, et soignants.

On exerce la danse en duo et en groupe, le fait de se toucher, partager, se sentir, respirer, s’éloigner, se rapprocher, tourner. Il en ressort l’idée d’humanitude que je souhaite mettre en lumière au cœur de cette pièce.

Soit se placer au niveau de la personne âgée, de ses yeux. De fait, dans mon travail à l’EMS, si le patient est en chaise roulante, je danse les genoux pliés, à sa hauteur. Il est asserté que souvent seule la mémoire émotive subsiste chez les personnes âgées souffrant d’Alzheimer. Dès lors, le toucher doux est privilégié. Il s’agit ainsi de réinsuffler au patient le goût du mouvement corporel.

Ceci sans oublier que son corps est quotidiennement touché, manipulé pour des soins, l’habillement et la toilette. Mais cela se déroule dans la passivité et une forme d’inertie.

À contrario, mes ateliers danse en EMS favorisent une forme de réappropriation du corps, de ses capacités tant psychiques que physiques, de son imaginaire.

Parlez-nous d’autres dimensions.

Lors de ces médiations dansées, les danseuses et le danseur que l’on retrouve sur scène pour Colette - Elodie Aubonney, Philippe Chosson, Eleonore Heiniger, Anne Sophie Rohr Cettou et moi-même - évoluent chorégraphiquement au plus près des corps, sensations et émotions des résidents. Ceci pour traduire au plus juste leur quotidien au fil de la pièce Colette.

Celle-ci ouvre à un authentique témoignage corporel issu de l’EMS autour de personnes âgées invisibilisées socialement et humainement.

Dans un EMS imaginaire, dystopique, utopique, l’on suit cinq résidents, quatre femmes et un homme. L’œil découvre certaines activités transposées chorégraphiquement avec l’animatrice chant et la professeure de danse, le moment de la toilette et du repas.

Je pousse alors certains traits afin de transmettre ce qu’une situation vécue procure émotionnellement. Il y a ainsi un mélange de situations humainement idéales et de violence.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Colette
Du 9 au 28 avril au Théâtre 2.21, Lausanne

Judith Desse, texte et chorégraphies
Avec Anne-Sophie Rohr Cettou, Philippe Chosson, Judith Desse, Éléonore Heiniger, Élodie Aubonney

Informations, réservations:
https://theatre221.ch/spectacle/559/colette


*L’équivalent des EMS en Suisse, ndr.

**Le leader mondial des Ehpad et des cliniques, Orpea a été accusé notamment de maltraitance des seniors, mises sous pression dessalarié.es, manipulations comptables. En juin 2022, dans le sillage de ces révélations, le groupe Orpea est condamné pour négligence après le décès d'une résidente en 2017. Depuis les révélations sur ce groupe, l’État français a ordonné des inspections inopinées au sein des établissements du groupe et dans tous les Ephad, ndr.

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