Social Tw. Fb.
Article

Quand le discours se fait gestes

Publié le 22.03.2022

Jeter le corps et le souffle dans la bataille d’un discours qui interroge sa propre énonciation, ses ordres et contenus. A découvrir hors les murs du Théâtre de Vidy, à l’UNIL du 24 au 27 mars, Désordre du discours est la réactivation, sous les traits d’une performance gestuelle et orale, de "La Leçon inaugurale" de Michel Foucault au Collège de France.On y retrouve la sensualité jubilatoire et libertaire chère au philosophe français. Qui prend à rebrousse-mots les usages académiques et les carcans liberticides. Nous sommes le 2 décembre 1970, au cœur d’un amphithéâtre. Le penseur, dont l’écrivain Hervé Guibert évoquera à travers A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, son agonie du sida, fait preuve de courage et sagacité à mettre à nu les mécanismes d’exclusion et de domination sémantiques et sociaux, philosophiques, politiques et sexuels. Comment revêtir de chair et chorégraphier les idées philosophiques? Les intuitions de la metteuse en scène Fanny de Chaillé.


Votre premier contact avec ce texte?

Fanny de Chaillé: Le chorégraphe français Alain Buffard  l’avait fait connaître alors que je venais de mettre en scène ma pièce, Je suis un metteur en scène japonais inspirée de Minetti de l’écrivain et dramaturge autrichien Thomas Bernhard.

Il s’agit ici de la mise en abyme d’un discours. D’où le titre de la création, Désordre du discours. A la fin, Foucault invite au renoncement de la suprématie du sens et à refaire du discours un événement. C’est ce que je tente de fabriquer au travers de cette performance en travaillant l’oralité, le souffle.



Qu’est-ce qui vous attirée dans ce discours disparu dans ses traces sonores.

C’est précisément qu’il n’existe pas. Me rendant au Collège de France, on m’y a indiqué qu’à l’époque on ne filmait ni n’enregistrait les «leçons inaugurales». Revenir grâce au théâtre de cette absence de traces, sortir le texte de la page pour l’incarner et le faire entendre à nouveau, grâce à un acteur, Guillaume Baillard. (En 1970, Michel Foucault a déjà publié Histoire de la folie à l'âge classique, Naissance de la clinique, Raymond Roussel, Les Mots et les choses et L'Archéologie du savoir, ndr).

L’acteur est accompagné d’une danse autour des mots.

Comme médium et outil, le corps aide fondamentalement à la compréhension du texte. C’est précisément la chorégraphie qui permet de mieux faire entendre ce qui se dit. Ne pense-t-on pas aussi avec tout son corps engagé? En ce sens, à l’ère du storytelling, l’on refabrique l’événement, par la performance, dans l’espace de la connaissance et de sa transmission. Le geste aussi peut résister au discours.

Mais nous nous sommes efforcés de ne pas imiter Michel Foucault dans son langage corporel, hors un bref instant de la conférence performance où la question de l’auteur est évoquée. Il existe par ailleurs la volonté de ne pas mettre en scène ce discours performé dans les théâtres mais dans les lieux universitaires qui l’ont vu naître. Ce geste artistique et politique participe d’un questionnement sur la place du spectateur, qui est aussi un auditeur auquel on adresse une pensée.





Mais encore…

La création dispose de l’appui du corps et de celui de l’espace de l’Université, un lieu pensé pour la spatialité de la parole. L’écrit de Foucault n’est rien moins que l’analyse des procédures de limitation et d’exclusion du discours. Plutôt que de produire une leçon inaugurale classique, le philosophe réalise un discours sur le discours, ce qu’il est en train de produire.

C’est merveilleux. Il nous montre de l’intérieur comment le discours fonctionne. La gestuelle de l’acteur est ici un appui sensible de sens pour un texte parfois compliqué à une première écoute. Ou comment rendre une pensée audible et lisible.

Qu’est-ce qui fait encore l’actualité de la pensée de Foucault?

A l’heure où je vous parle, je me trouve dans un amphithéâtre de la Faculté de droit à Nantes. Réécoutant les mots du philosophe, il me semble qu’il tape dans le mille, parlant de notre aujourd’hui. Ainsi la remise en question de la vérité, le fait d’interroger la figure de l’auteur. Ou le passage sur la parole du fou toujours marginalisée, les institutions pérennisant des systèmes d’exclusion.

Avec de grands penseurs tels Derrida et Deleuze, Foucault innerve la pensée de nombre d’étudiant.es. Sans nécessairement que ces personnes sachent ou reconnaissent son influence. Au fond, ces philosophes font partie de nos existences. Ils permettent de mieux vivre le monde et le penser aujourd’hui.





Sur la référence à Beckett avec ce «point de disparition du discours» évoqué par Foucault.

Le dramaturge irlandais de l’Absurde et de la mise en doute et en crise du langage n’est jamais nommément cité. Mais Foucault y fait référence implicitement dans une période de sa vie, où il est encore fortement lié à la littérature. Il est ainsi proche notamment de l’écrivain, dramaturge et poète français Raymond Roussel et de Beckett. Ce dernier vient à l’appui des procédures d’exclusion présentes dans le discours et mises en lumières par le philosophe.


En témoigne cette citation: «J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi: "Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent…"» (Michel Foucault, L’Ordre du discours).

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Désordre du discours, d'après Foucault
Fanny de Chaillé, mise en scène
Avec Guillaume Bailliart

Du u 24 au 27 mars à l'Internef-UNIL, Lausanne, dans le cadre de la saison de Vidy. 

Informations, réservations:
https://vidy.ch/desordre-du-discours-0