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Propriété, esclavage et "grotesque colonial"

Publié le 26.01.2023

Pour A Plot/A Scandal visible à l’Arsenic du 2 au 5 février, la chorégraphe et danseuse doménicano-américaine Ligia Lewis mixe notamment des faits historiques - le Code noir, révoltes d’esclaves aux Antilles et dans la Grande région Caraïbes - à la figure de John Locke, penseur anglais libéral de la propriété capitaliste. Sans manquer d’évoquer l’histoire de son arrière-grand-mère témoignant d’un fort sentiment d’anti-noirité en République dominicaine.

Au plateau, il y a des marches subverties et détournées de la danse post-moderne. Elles se déploient parfois sur des jambes flageolantes, une démarche arrière chaloupée finement stylisée. Amatrice de cinéma muet, Ligia Lewis signe ensuite des traversées grotesques évoquant le pouvoir colonial emperruqué. Sa danse emprunte enfin au somatique d’une transe vaudoue. Mais à chacun.e d’ajuster son imaginaire et ses références aux tableaux scéniques.

La chorégraphie est notamment basée sur l'influence de la technique du Body Mind Centering (BMC) ainsi que sur la pratique du mouvement authentique, deux approches somatiques du corps qui invitent l'imagination et la libre association au mouvement.

Mais Ligia Lewis est aussi une artiste visuelle inspirée par les formes musicales. Son univers peut parfois faire penser à des «dispositifs chorégraphiques» et à des présences paradoxales. Au plateau, trois mots apparaissant en anglais au néon dans A Plot/A Scandal: Revanche, Repos et Réparation suivi d’un point d’interrogation. Ils semblent baliser toute l’histoire du fait colonial et de sa violence, dont la Suisse fut une complice du 16e au 19e siècle participant à ladite «traite négrière». Rencontre.

Comment envisagez-vous l’identité interrogée dans cette création?

Ligia Lewis: A ce propos, je retiens de l’écrivain, poète, philosophe et critique littéraire français d’origine martiniquaise, Édouard Glissant (1928-2011), précisément pour inviter à une autre possibilité de témoigner de l'identité et de sa déconstruction. Il suggère un droit à l'opacité, éludant le "je" transparent et singulier. Son œuvre nous invite à imaginer et donc à créer d'autres mondes. Si le langage est ancré dans la domination, alors nous devons trouver d'autres formes pour parler de cette domination. J'ai choisi le domaine de la performance et du théâtre comme lieux pour créer d'autres mondes, tout en faisant face à des formes de violences ancrées dans un regard racialisé.

Si l'on aborde l'identité de manière critique, le Soi, le Je vient en premier. C’est l’ego qui mène cette identité. Au contraire, mon intérêt se focalise en localisant l’identité comme une possibilité politique, une éthique. J’y vois une manière de considérer le passé sur un mode critique qui peut nous fournir des perspectives sur tout ce dont nous avons hérité au présent. L’identité met aussi en exergue et expose les relations de pouvoir.



L’œuvre de la professeure de littérature Saidiyia Hartman est aussi un jalon important dans votre approche de l’esclavage et de sa violence intrinsèque.

En tant que Dominicaine-Américaine, ma réflexion sur l'identité trouve ses racines dans les Caraïbes. C'est ce que je cherche et questionne, dans cet espace partagé des Caraïbes. Historiquement, la République dominicaine partage avec Haïti l'île d'Hispaniola. La création remonte à mon arrière-grand-mère qui pratiquait le palo* dominicain. La pièce évoque à plusieurs reprises la première révolte d'esclaves sur l'île en 1521, près de Santo Domingo à San Cristobal, la région dont mes ancêtres sont originaires. Il y aura beaucoup d'autres révoltes d'esclaves à venir à travers la grande Caraïbe. La révolte "réussie" étant celle de la Révolution haïtienne notamment.

J'apporte ces faits sur la scène avec et par l'abstraction, par l'opacité, en utilisant seulement les chiffres, qui sont nombreux, et les îles associées d'où les révoltes ont eu lieu. Ce n'est pas avec des faits que je veux que mon public reparte. Je cherche à ressentir ce que cela signifie d'être impliquée dans une histoire de résistance qui s'étend sur plus de 500 ans, comme en témoigne récemment la montée d'un mouvement mondial pour les vies noires, alors que le passé continue de hanter notre présent.

Quel est alors votre but?

En faisant cela, j'espère provoquer une remise en question de certains concepts humanistes hérités notamment des Lumières, car ces concepts n'ont pas pris en compte l'esclave, le noir, l'indigène, dans leur conception de l'humain, tout en tentant de développer des formes expressives en dehors de la subjectivité normative.

À cet égard, Saidiyia Hartman a introduit le problème de la subjectivité vue comme une manière de subjuguer, d'avoir du pouvoir sur quelqu'un. A Plot/A Scandal est une invitation à témoigner de ce qui n'était pas considéré comme humain dans l'humanisme européen, pour le meilleur et pour le pire.





Il est notamment une figure historique que vous évoquez.

La figure à laquelle je me réfère dans la pièce lorsque je suis coiffée d’une perruque est celle de John Locke (1632-1704). Ce philosophe anglais et défenseur des Lords propriétaires d’esclaves est un précurseur des Lumières et chantre d’un capitalisme effréné. Il est à l’origine du concept de propriété privée.

Mais encore.

C'est plus de la figuration fantaisiste. Le point de départ de cette pièce était de cartographier toutes les histoires qui sont transportées dans un seul corps. La figure de Locke que je passe sur scène au fil de la première intrigue suivant le prélude de A Plot/A Scandal est une pure fantaisie. Je précise ainsi que la tentative de réaliser une forme de théâtre documentaire n’est absolument pas dans mon propos. Bien au contraire, j’imagine des performances expérimentales. De fait, je donne mon interprétation de personnages historiques avec l’empreinte du grotesque. De plus, John Locke est en chacun.e de nous, du moins en Occident.

Toute la pièce aborde de manière prédominante cette idée de la propriété appliquée à l’humain et à la terre. C’est le problème principal, la relation à la propriété, le droit de propriété. Il est aussi explicitement énoncé dans le texte du Code Noir** entre autres.






Et pour le XXIe siècle...

Si les personnes noires ne sont plus aujourd’hui majoritairement des propriétés, cet enjeu de la propriété s’est reporté sur la possession de la terre sur laquelle ces personnes ont travaillé. Elles sont en fait aujourd’hui toujours déplacées et dépossédées de la terre tant nous sommes sous un régime capitaliste racial global et mondialisé. Ce régime n'est que la continuation de ce processus historique de dépossession. C'est précisément ce que j'examine ici.

Par exemple, en République dominicaine, dans le village où sont nées ma grand-mère et mon arrière-grand-mère, les habitants de ce village sont à nouveau précarisés, en particulier pour ceux qui n'ont pas pu acquérir un titre légal officiel de propriété.

Sur votre travail chorégraphique et musical.

Tout au long de ma pratique expérimentale de la performance, j'utilise différents langages corporels d'une création à l'autre, ce que j'appelle la narration physique. Pour A Plot/A Scandal, j'ai commencé par le mouvement authentique et la technique BMC. Still Not Still (2021) est une création qui convoque l'ancienne forme musicale de la complainte et joue sur le registre de la comédie à travers une plasticité du corps avec et par la narration physique, celle de raconter sa propre mort.

A l’occasion de A Plot/A Scandal, mon frère jumeau (alias Twin Shadow) a imaginé une forme de paysage musical contrasté. Il mixe du saxophone à un clavecin, instrument à cordes pincées que l’on retrouve du 15e au 18e siècle et donc durant la Renaissance.

Parlez-nous de votre scénographie.

Elle est basée sur cette idée de la terre et l’histoire coloniale. La République dominicaine était riche en mines d’or. Pour évoquer cette dimension, j’ai utilisé au plateau du cuivre et non de l’or bien trop couteux. Sa matérialité favorise une luminosité singulière. Déconstruisant physiquement le plateau à la fin de la pièce, je déconstruis aussi la notion de "plot". En anglais, ce mot désigne à la fois une intrigue, un complot et une parcelle de terrain. Pour moi, le travail scénique est une forme de traduction abstraite, allusive et non illustrative de certains faits et réalités.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


A Plot/ A Scandal
Du 2 au 5 février à l'Arsenic, Lausanne

Ligia Lewis, conception, direction artistique, interprétation
Interprétation: Corey Scott-Gilbert, Justin Kennedy

Informations, réservations:
https://arsenic.ch/spectacle/ligia-lewis-scandal


* Le Palo est une musique à caractère religieux. Sous l’esclavage, ce rythme était utilisé afin de préparer les esclaves au combat. Il peut ainsi avoir une dimension agressive et un tempo élevé.

** Le Code noir (1685) a été préparé par Colbert alors secrétaire d’Etat à la Marine à la demande de Louis XIV. Le Code noir définit les droits du «propriétaire» sur son esclave. A l’origine, il était destiné aux colonies françaises: les Antilles, la Guyane et l’île Bourbon. Puis, d'autres pays ont adopté un code identique.

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