Mondes en effervescences
Prenez SKIN, pas de deux entre un danseur paralytique et une danseuse non-atteinte d'un handicap. Water... est l’occasion pour Castélie Yalombo de délier une danse aussi viscérale que tellurique. Ou comment penser les anatomies métissées ambivalentes et rebrasser les cartes de l’appartenance et des identités fluides.
Première apparition en Suisse romande de la chorégraphe, danseuse et performeuse, chanteuse et batteuse suédoise, Stina Fors. L’étrangeté poétique dans l’exploration d’un corps sonore sied bien à cette compatriote artistique de Björk. Sur un projet conçu et écrit Filippo Andreatta de la compagnie Office for a Human Theatre (OHT), elle revisite et interroge la figure de Frankenstein documentant puis ritualisant l’écrit de l’adolescente d’alors et femme de lettres britannique Mary Shelley. Son magnum opus fut écrit à l’ombre de l’une des pires catastrophes environnementales de l’époque, l’explosion d’un volcan.
La même artiste, au gré de sa performance A Mouthful of Tongues fait jeu de langues et de pré-langage organique. Troublante jusqu’au vertige, sondant des zones de bouleversement auditif et audio-organique de la voix, la bouche y perpétue son petit théâtre.
A travers Where is your partner, la compagnie ultra arpente la violence domestique, familiale et conjugale. Par une création sonore et graphique, elle en révèle les manifestations et les couches plurielles.
Présentation d’un bouquet de spectacles en compagnie d’Anne-Christine Liske, directrice et programmatrice du Festival nyonnais.
SKIN est un duo chorégraphique hybride et singulier se déployant entre fusion et séparation des corps.
Anne-Christine Liske: Interprété par Roland Walter, danseur touché par une paralysie spastique*, et Renae Shadler, danseuse et chorégraphe non atteinte d’un handicap, SKIN suscite un univers esthétique fort mêlant danse, lumière et musique d’une grande beauté expressive.
La pièce chorégraphique fut co-écrite par les deux interprètes sur une proposition de Roland Walter.
Touchante et sidérante, cette démarche se concentre autour des possibilités souvent insoupçonnées de contacts et de portés notamment menés entre un corps atteint d’un handicap et l’autre non.
Il est question de savoir comment se tenir dans une horizontalité tout en développant les mêmes possibilités d’expressivité et de danse entre ces deux artistes. Parmi les sources d’inspiration, il existe le mouvement même de la mer et des fleuves ainsi que les évolutions des anémones de mer.
Ces dernières sont promptes à épouser des formes variées. C’est ainsi que le duo peut être perçu sur scène. Les interprètes ont aussi travaillé avec des sacs de couchage favorisant une large palette de métamorphoses.
On rappellera au détour de cette adaptation du célèbre récit de Mary Shelley, écrivaine si marquée à l’époque par l’éruption catastrophique du volcan indonésien Tambora** ouvrant ce récit du dépassement de l’humain par les éléments – feu-eau –, que Frankenstein est bien le créateur du monstre. Dans le travail de Filippo Andreata et Stina Fors de la Compagnie, l’interrogation sur la monstruosité humaine et le fait d’être dépassé par une créature hybride assemblage de cadavres.
C’est aussi un questionnement fécond à l’époque de l’anthropocène et de la crise écologique. Cela au fil d’un travail éminemment immersif activant nombre de potentialités de la machine théâtrale entre installation et performance.
Cette artiste multiple est aussi musicienne. Son solo surréaliste et drôle, A mouthful of tongues offre une vision renouvelée sur l’organe de la langue nous permettant de parler et de s’adonner ici à la ventriloquie.
Du coup, Stina Fors convoque une langue inconnue, organique, étrange et touchante. Lorsqu’elle bouge la langue, son ventre, lui, s’exprime sur un autre registre expressif. C’est une façon pertinente, troublante, intrigante de s’interroger sur la manière dont le langage parlé, articulé nait. Ce seule en scène est émaillé de gags visuels, burlesques.
Ces artistes et femmes de la compagnie ultra abordent et interrogent des thématiques graves, lourdes, dans le dessein de leur donner une place scénique possible. On oublie souvent que nombre de violences tant psychiques que physiques et contraintes se déroulent au sein des familles et des couples touchant notamment les enfants.
Where is your partner mêle archives personnelles et témoignages à des essais littéraires et sociologiques. Le public est doté d’un casque audio, découvrant quatre performeuses au plateau qui écrivent sur les murs au fil de la performance. On y écoute des violences psychologiques ou du monitoring visant à contrôler une personne en la suivant par exemple dans la rue. Ou en l’appelant continument.
Si ce spectacle dépasse la statistique pour entrer dans le vif de témoignages, il faut rappeler que le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG) a constaté que toutes les deux semaines une personne meurt des suites de violences domestiques en Suisse. Where is your partner explore des violences semblant moindres en intensité dramatique.
Mais demeurent des atteintes sérieuses à la personne parfois sur une longue durée avec une dimension systémique. Cette création permettra aussi à l’association AVVEC – Aide aux victimes de violences en couple d’évoquer ce sujet et son action de soutien lors d’une rencontre publique, le 11 août.
Création 2023 dans sa forme présentée au far°, La révérence donne libre cours au récit autofictionnel d’Émeric Cheseaux qui a grandi au sein d’un milieu paysan en Valais. Non sans humour, le comédien passe plusieurs voix et identités afin de rendre compte de sujets tels la virilité, la foi ou l’héritage. Pour La Mâtrue - Adieu à la Ferme, Coline Bardin évoque en salopette et bottes en caoutchouc cette famille paysanne où elle fut la benjamine. Avec respect, ses souvenirs vivants et contrastés dans leur rudesse ont séduit en Suisse et en Avignon, où ce spectacle a été choisi dans le cadre de la Sélection suisse en 2022.
Ces deux artistes ont également fonctionné comme œil extérieur dans chacun de leurs spectacles respectifs. Ce qui m’a séduite est la possibilité de présenter ces deux productions en lien étroit avec un territoire, la région nyonnaise, où l’univers agricole, viticole et d’élevage est proche des zones citadines, mais souvent ignoré ou méconnu.
Cette artiste dit le tiraillement entre des origines paternelles congolaises et un lieu de vie en Belgique. Si ce parcours n’a rien d’exceptionnel, c’est la manière d’articuler ces différentes personnalités en soi, les exils, colonialismes, déplacements et fluidités identitaires non assignées qui marque durablement chez Castélie Yalombo.
Propos recueillis par Bertrand Tappoletfar° festival des arts vivants (Nyon)
39e édition
Du 9 au 19 août dans divers lieux de Nyon
Programme complet, informations, réservation:
https://far-nyon.ch
*Une paralysie complète ou non associée à de la spasticité, c'est-à-dire que les muscles se contractent de façon excessive sans contrôle volontaire.
**En avril 1815, cette éruption est l’une des plus fortes de l’Histoire, équivalente à l'explosion de 10’000 fois les bombes nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki. S’ensuivirent chutes de neige rouge, tempêtes, gel des récoltes, famine, pandémie. Amérique, Europe, et Asie ont été impactées.