Ma chimère bien-aimée

Publié le 22.11.2022
D’Élie Autin, on relève d’abord qu’elle est danseuse contemporaine, performeuse, mannequin modèle pour shooting photo. On l’a vue hier sur scène aux côtés notamment de Tamara Alegre, Natasza Gerlach ou Ioannis Mandafounis.
Son seule en scène, Présage, la voit refigurer les marches de son quotidien mis sous tension entre préjugés et racisme. Sujet de fantasmes et de fétichisme, son personnage rallie Bacchantes (prêtresses de Bacchus, dieu du vin et de l’ivresse) et Furies (divinités infernales) en forêt théâtralisée bruissant de récits mythologiques. Pour mettre en pièces, non sans humour et poésie, le regard commun posé sur le supposé monstrueux de ce qui est Autre. Rencontre avec une artiste qui se refuse à déchoir.
Qu’explorez-vous au fil de cette création?
Élie Autin: Pouvant présenter mon travail pour la première fois en tant que personne noire, non-binaire, queer et androgyne, c’est ce vécu marqué par un racisme violent éprouvé au quotidien que j’ai souhaité interroger. Il s’agit aussi d’arpenter ce désir profond et non utopique de pouvoir vivre tou·x·tes ensemble. En être la possible Messagère à travers un spectacle intitulé Présage n’a ici rien d’ironique ou de décalé.
Pour la danse et les mouvements, j’alterne entre mouvements que l’on pourrait appeler "quotidiens" souvent liés à la scénographie et phrases chorégraphique répétées et déconstruites dans l’espace.
Il s’agit d’un racisme latent plutôt qu’ordinaire, tant il est imbriqué au cœur d’imaginaires collectifs. Ce qui m’est arrivé le plus couramment? Le fait d’être fétichisée, comparée à un animal. De fait le terme panthère revient assidument, voire la dénomination de panthère sous extasy afin de me décrire sur scène. Ne s’agit-il pas de termes inappropriés pour évoquer une interprète au plateau? Je le pense.
Episodiquement, la façon de me vêtir permet de troubler les identités genrées et sanctuarisées. Côté rues, cela m’a vu quelques mauvaises expériences. Soit être suivie obsessionnellement jusqu’en bas de chez moi à plusieurs reprises. Ou que des passants puissent fantasmer dans l’espace public. Ceci jusqu’à ce que je me rende compte qu’ils le font en me regardant. C’est lourd et fatiguant.
Important dans cette création comme au quotidien, le fait de s’habiller constitue à mes yeux une forme de micro-événement intimement lié au désir de flouter les pistes liées à mon apparence et le fait d’être. La figure des Bacchantes* induit une forme de groupe, de communauté. Picturalement, ces êtres légendaires sont souvent représentés au fil de courses poursuites par les forêts. Leur force de vie et de hargne se traduit par les cris et les chants.
La force nécessaire à m’assumer pleinement passe ainsi aussi par les histoires que je peux me raconter dans l’espace de la rue. Par les vêtements créés, les accessoires et les bijoux peuvent se dessiner ici une forme de communauté de Bacchantes. C’est l’effet de horde surgissant d’un seul et même corps qui est précisément recherché.
Ce que je trouve précisément délirant comme personne noire? Ce racisme trop souvent présent aurait tendance à me faire délirer. Ce qui serait plus proche aux Bacchantes. En Furie, assurément. Il existe quelque chose en moi relativement à ce que je vois ou ce qui m’est raconté pouvant littéralement mettre en rogne. D’où le souhait d’associer ce ressenti et vécu aux qualités de colère tant des Bacchantes que des Furies vengeresses qui soulèvent les imaginaires.
Mais encore…Mes recherches lors de résidences se sont donc concentrées sur les Bacchantes et les Furies. A partir de leurs caractéristiques intrinsèques, il y eut l’idée de créer une mythologie contemporaine sous forme de conte. Dès lors pourquoi Furies et Bacchantes ne se rencontreraient-elles pas jusqu’à avoir des enfants? Parmi ces dernières, pourquoi ne pas imaginer une Chimère naissant de l’union d’une Bacchante et d’une Furie?
Cette Chimère est déchue par le racisme omniprésent qui assigne une personne non-binaire, noire, queer et androgyne à une place saturée de clichés et stéréotypes. Elle est aussi une chasseresse qu’accompagne dans sa chute très progressive la scénographie de Shehrazad Dermé, par ailleurs autrice de celle du spectacle Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon.
Sur le plan de l’ambiance sonore…
L’entame de Présage est baignée d’une atmosphère de rumeurs forestières traversées par de petits glitchs (anomalies). C’est une ambiance calme mais scandée par ces bugs. Pour la musique, la créatrice sonore Aïsha Devi a notamment favorisé des envolées guerrières, percussives et électro après la phase initiale ambient.
A mon sens, il est essentiel de passer la figure de la Messagère au plateau porteuse d’une nouvelle. Comme une sorte d’Ange Gabriel au féminin. D’où l’intitulé du spectacle, Présage. C’est l’annonce de la fin prochaine d’un imaginaire collectif qui fait souffrir les personnes non-binaires et queer, par exemple.
Propos recueillis par Bertrand TappoletPrésage
Du 23 au 27 novembre à l'Arsenic, Lausanne
De et avec Elie Autin
Aisha Devi, création sonore
Clara Delorme, dramaturgie
Informations, réservations:
https://arsenic.ch/spectacle/presage
* Prêtresses ou femmes issues de la mythologie romaine célébrant le culte de Dionysos et craintes pour leurs hurlements, instruments barbares et capacité à faire le coup de poing, ndr.
** Déesses de la vengeance dans la mythologie grecque. Elles traquent sans relâche les criminels à travers le monde qu’elles punissent de châtiments puissants, ndr.