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Liaisons dangereuses à l’ère MeToo

Publié le 15.02.2023

Où s’arrête la scène, où commencent la vie et ses rapports de forces dans Dangereuses que signent à quatre mains Ariane Moret et Anna Lietti, à découvrir du 21 au 26 février au Théâtre 2.21? Nul ne le sait vraiment. Epatant et glaçant chassé-croisé entre les personnages libertins imaginés au 18e siècle par Choderlos de Laclos (Les Liaisons dangereuses) et des actrices et acteurs en répétition de ce célèbre roman épistolaire.

Séducteur en série, le Vicomte de Valmont trouvera son prolongement contemporain chez le fictif Vincent qui l’incarne. Sauf que le marivaudage pourrait tourner au harcèlement textuel et sexuel. Dangereuses est une forme d’engrenage digne d’un thriller à la David Mamet renvoyant dos à dos plusieurs faits. Ainsi la vague MeToo face à l’omerta et le jusqu’au boutisme de la metteure en scène entièrement dévolue à sa création à tout prix. La démiurge aux allures de Lady Macbeth n’avance-t-elle pas que son meilleur public sera constitué des néo-féministes qui vont la conspuer pour avoir permis à un acteur supposé abuseur et violeur - son ex-amant - de jouer dans sa production?

Les abus et manipulations en tous genres ne sont pas l’apanage d’un sexe comme le montre à l’envi le binôme Valmont-Merteuil et leurs pendants contemporains. Rencontre avec Ariane Moret, co-auteure de Dangereuses, dont elle signe la mise en scène.



Comme se présente Dangereuses?

Ariane Moret: C’est une pièce en forme de poupées russes, les personnages et leurs interprètes en répétition au plateau sont chargés de plusieurs vécus et de tout ce qui s’y déroule autant que du roman épistolaire de Laclos.

Nous avons ainsi développé plusieurs niveaux de jeu pour des personnages interprètes qui se racontent et jouent simultanément durant les répétitions. Ceci dans une optique jouissive de théâtre dans le théâtre que le dramaturge Antoine Jaccoud, qui a participé à l’écriture de la pièce a immédiatement voulu faire ressortir.



Et le surgissement de MeToo?

Dans les rôles de Nina et Cécile de Volanges, Billy Blast dénonce le possible abuseur au fil de répétitions aux dérives et manipulations mises au jour. L’actrice que campe Billy Blast est accompagnée par un autre juvénile comédien qui a décidé de croire en l’abus qu’elle dénonce -Jérôme Chapuis, rôles de Denis et de Danceny. Mais dans le même temps la pièce joue avec le trouble entre fiction et réalité, il peut s’agir d’un viol possiblement en zone grise, cette manière pour la femme de céder sans avoir envie/consenti mais sans menace ni violence.

La zone grise désigne aussi ces moments de bascule incertains au cœur d’un rapprochement, d’une situation qui dérive. Mais où la victime ne semble pas dire pas tout à fait non ou tout à fait oui. Se rend-elle compte d’ailleurs de ce qui peut se tramer au-delà d’un malaise? Il est aussi possible que la personne entreprise change d’avis après-coup. Enfin, est-ce le personnage historique de Laclos ou qui se fait attoucher ou son actrice?

On est dans le flou?


Plutôt dans l’entre-deux, qui n’est pas clairement de l’ordre de l’emprise même si certains aspects ou manifestations peuvent y ramener, que nous souhaitions explorer. Il s’agit bien d’arpenter, interroger une ambivalence, une ambiguïté et tous les possibles de la manipulation.

Nous avons pris soin de ne pas verser dans une approche manichéenne de ces situations de contraintes. Dans cet épisode, Il n’y a pas de résolution et la situation est volontairement laissée en suspens. C’est au spectateur de se faire son appréciation.





Le récit des Liaisons dangereuses, où le féminin domine en nombre avec cinq personnages de ce genre, peut-il être considéré comme féministe avant la lettre?

À mes yeux, Il est impossible de répondre à cette question de manière tranchée, définitive. Madame de Merteuil (Shin Iglesias, rôles de Karla, la metteure en scène, et Merteuil) a son moment de gloire dans le spectacle avec la lettre 81. Elle y dénonce la condition faite aux femmes de son siècle non sans rage et lucidité – «…née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre», lâche-telle au Vicomte de Valmont.

Dans notre pièce, l’actrice jouant Merteuil est donc la metteure en scène passant le rôle de la Marquise de Merteuil. Elle tire donc les ficelles du spectacle en train de se faire comme son pendant Madame de Merteuil chez Laclos. Féministe dans l’âme, elle tisse toutefois sa toile tout en voulant défendre la cause des femmes en montant le texte originel paru en mars 1782. Nous sommes dans une société d’Ancien Régime où les femmes de la société n’avaient guère d’autres choix que d’être pieuses, libertines ou femmes au foyer.

Or pour s’émanciper des carcans sociaux de son temps, Merteuil ne lésine pas sur les manipulations sans freins pour parvenir à ses fins.

Vous êtes la première à interroger MeToo à partir des Liaisons dangereuses.

Si ce mouvement est questionné à partir du monde du théâtre, c’est qu’il s’agit d’un univers où les rapports de pouvoir sont très présents. Sous couvert parfois de jeu de séduction, il peut y avoir l’emprise et le harcèlement. Dans mon parcours de comédienne, je me suis ainsi retrouvée dans des situations que je qualifierais de franchement limites.

Pour nombre de mes consœurs ayant la cinquantaine et au-delà, ce mouvement aurait eu avantage à être présent au début de nos années de formation. Nous aurions alors pu dénoncer nombre de personnes aux comportements indélicats pour le moins. C’est un métier où règne une forte proximité tant nous sommes amenées à tutoyer l’intimité des personnages.





Les répétitions sont une forme de laboratoire, où l’on expérimente et critique tout en jouant les scènes clés du roman!

À la table, chaque personnage et interprète se retrouve dans une position différente. L’actrice Mathilde destinée à jouer la Présidente, la dévote Madame de Tourvel dans le roman (Magali Heu, rôles de Mathilde et Mme de Tourvel) permet de s’interroger sur les prolongements contemporains de son personnage historique au cœur d’une société désormais laïque. Plutôt que la religion, la jeune comédienne a fait le choix de la famille sans néanmoins se marier.

Cécile de Volanges est l’objet d’un pari entre Valmont et Merteuil dans le récit épistolaire signé Laclos. Dans notre pièce, l’actrice débutante l’incarnant est la fille du producteur qui l’impose à la distribution. Elle va alors tomber dans les pattes d’un comédien reconnu qui campe Valmont (Raphaël Dufour, rôles de Vincent et Valmont).

Nous nous sommes amusées de la figure du tombeur volant de rôle en rôle et de femme en femme. Mais aussi des contradictions qu’offre le roman. De fait, le hiatus entre le relatif féminisme de l’auteur et la dimension égocentrique des deux protagonistes principaux est frappante.

La méthode de travail proposée par la metteure en scène fictive de la pièce part de l’intimité et du vécu de chaque interprète?

Oui, ce personnage de la metteure en scène propose à chaque interprète d’évoquer sa liaison dangereuse. C’est une technique utilisée en répétition pour arriver à davantage de sincérité dans le jeu. Elle interroge ici les limites sans cesse re-dessinées entre (auto) fiction et réalité. Les questions du vampirisme et du voyeurismes sont aussi posées par la pièce. La metteure en scène ne s’empare-t-elle pas des secrets des interprètes pour mieux les manipuler et nourrir son spectacle? Cela toujours sous couvert de l’art. Il existe la porosité de ces rôles imaginés par Laclos qui travaillent sur le personnage contemporain imaginaire qui les répètent. C’est vertigineux.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Dangereuses
Du 21 au 26 février au Théâtre 2.21, Lausanne
Le 2 mars au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains
Le 4 juin au Théâtre du Jorat, Mézière

Ariane Moret, mise en scène - Ariane Moret avec Anna Lietti, texte
Avec Shin Iglesias, Raphaël Defour, Billy Blast, Magali Heu, Ariel Garcia - Pierre Audétat, musique

Informations, réservations Théâtre 2-21:
https://www.theatre221.ch/spectacle/479/dangereuses

Informations, réservations TBB:
https://www.theatrebennobesson.ch/programme-22-23/dangereuses

Informations, réservation Théâtre du Jorat:
https://www.theatredujorat.ch/spectacle/dangereuses