Le Théâtre de Vidy enquête et rayonne
En période de post (semi-)confinement, le Théâtre de Vidy atteste qu’il est essentiel de transmettre un souci de l’Autre et de la nature. Ainsi l’interrogation par Stefan Kaegi de notre rapport aux animaux (Temple du présent: solo pour un octopus). Ou Familie de Milo Rau investiguant autour d’un drame familial énigmatique. En cheminant par des conférences-performances collectives explorant notre histoire commune avec le non humain, l’anthropocène et l’écologie (Frédéric Ferrer, Vinciane Despret).
Les arts vivants interrogent avec une acuité renouvelée des thèmes sociaux essentiels. Pour ne citer que lui, le metteur en scène bernois Christophe Marthaler offre une comédie chorale Das Weinen (das Wähnen) sur le temps qui se délite. En écho décalé à l’ère pandémique, il nous plonge au cœur d’une pharmacie baignée d’une atmosphère mélancolique et étrangement burlesque. L’offre chorégraphique est d’une belle audace avec Jérôme Bel imaginant Danses pour une actrice pour l’aventureuse Valérie Dreville, une autofiction à partir de souvenirs de danse. Voyage au cœur de l’art comme transmission collective du vivant avec le directeur Vincent Baudriller.
Offrir une expérience sensible du monde, de l’humain, du vivant est votre credo?
Vincent Baudriller: C’est une vraie mission de service public au coeur d’une crise sanitaire nous confrontant à une notion d’incertitude. Celle-ci n’est pas si habituelle dans le monde occidental et en Europe singulièrement. Cela contrairement à d’autres régions du monde, où elle fait partie du quotidien. Pour toute l’équipe du Théâtre, il est fondamental de maintenir cette expérience de partage du sensible entre artistes, spectateurs et citoyens.
Pouvez-vous en donner l’esprit?
Quand l’on ne pouvait se retrouver en salles, nous avons proposé une plateforme numérique pour visionner des spectacles. Mais aussi tout un travail d’édition et de médiation. Avant que l’artiste soleurois Stefan Kaegi ne crée un parcours au sein de l’histoire et de la mémoire du Théâtre pour un spectateur déambulateur toutes les cinq minutes (Boite noire).
Tant le confinement que la crise sanitaire nous ont fait réfléchir à comment travailler et produire autrement. Nous avons ainsi souhaité respecter nos engagements tant pour les créations à venir que celles des artistes annulés dès le 13 mars qui sont l’affiche de la nouvelle saison notamment.
Comment cela se traduit-il pour la nouvelle saison?
D’abord par une offre programmatique plus intense que d’habitude. Puis à travers l’apprentissage d’une forme de souplesse par l’édition d’un magazine numérique* relativement à la réduction de notre empreinte écologique. Ou le fait de ne plus réserver par demi-saison, en privilégiant les réservations par tranches de deux mois relativement à l’incertitude touchant à la situation sanitaire. L’accueil des publics fait l’objet d’un soin particulier tant pour Vidy intramuros – Salle René-Gonzales, 100 places, le Pavillon et ses 250 places, – que les lieux extramuros, autres salles lausannoises (Opéra, Halles de Beaulieu…) ou en plein air.
Et pour le fond?
A ce propos, deux grandes questions furent soulevées sous pandémie et résonneront toute la saison: le rapport à l’Autre – étranger ou simple voisin – bouleversé par les mesures distanciation sociale, et la crise écologique si liée à la pandémie.
Par essence, le théâtre est une expérience enrichissante de l’altérité. Elle est indispensable pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, en liant les problématiques, enjeux et défis posés à toute vie sur terre. Ainsi la crise climatique accentue-t-elle les mouvements migratoires sur l’ensemble de la planète. Réfléchir à la question de l’altérité, de l’ouverture tout en demeurant éco-responsable est donc incontournable pour penser l’avenir.
Du laboratoire d’idées et pratiques déployé, se détache la relation au non-humain.
A travers six conférences-performances, le géographe passé par le théâtre Frédéric Ferrer nous fait parcourir son Atlas de l’anthropocène (n.d.l.r.: du 26.10 au 9.12), comme autant de manifestations du changement climatique - canards, morues, exoplanètes, Pôle Nord….
Suite à une première édition, la saison passée, avec le philosophe Dominique Bourg (rapport au vivant, réchauffement climatique, effondrement…), c’est au tour de la passionnante philosophe belge des sciences Vinciane Despret de poursuivre ce travail collectif (Enquêter avec d’autres êtres). Se définissant comme une enquêtrice, elle réfléchit profondément à «faire récit avec les animaux», les disparus et la nature. Le but est que scientifiques et artistes puissent mieux nourrir leurs réflexions croisées, mutuelles et produire des récits.
La relation au sensible passe par un corbeau pie.
Des projets artistiques réfléchissent à la manière de vivre avec l’animal sans lui imposer un rapport de domination. Que ce soit le cirque avec la Compagnie Baro d’Evel (n.d.l.r.: du 9 au 19.12) guidées par une réflexion d’éthologie. Pour un merveilleux spectacle familial, Là. Ou comment vivre dans un rapport d’égalité en compagnie des animaux et les intégrer dans un spectacle. Une femme, un homme et un corbeau pie coexistent en une production graphique, plastique et musicale.
Il y aussi une forme de «Poulpe friction» entre animal et humain.
Artiste d’une grande fidélité à Vidy, Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) crée Temple du présent: solo pour un octopus (n.d.l.r.: du 8 au 22.01). Il met en valeur comme expert, un-e poulpe, animal doté d’une grande intelligence, curiosité et capacité d’apprentissage. Dans une réinvention toujours renouvelée du rapport entre le spectateur et l’œuvre, son théâtre convoque au plateau des experts autour de sujets traités.
Que l’on songe aux petits-enfants de Révolutionnaires cubains, au double sous forme d’androïde d’un écrivain (Les Trombones de la Havane, La Vallée de l’étrange présentés par le passé à Vidy) et à des spécialistes de chantiers (Société en chantier reprogrammé cette saison).
On relève notamment une création autour du racisme.
L’ensemble du cycle mené par Vinciane Despret résume bien l’esprit de la programmation: enquêter avec d’autres êtres. Les artistes que Vidy aime à défendre sont ainsi des enquêteurs du sensible. Réunissant Moanda Daddy Kamono et la metteure en scène lausannoise Magali Tosato, Profil (n.d.l.r.: du 28.10 au 7.11) interroge ainsi nos identités multiples. Et celle de l’assignation identitaire que peut subir une personne de par son genre, ses origines ou sa couleur de peau.
L’acteur congolais raconte comment, se rendant à une audition menée par un metteur en scène blanc, il se voit exigé de danser plutôt que de dire son texte. Avant que le couperet ne tombe, il n’a pas le profil. Partant de là, se révèle son sentiment de discrimination allant de la honte à la colère.
Le metteur en scène suisse François Gremaud questionne notamment les atteintes brutales de l’action humaine sur le vivant.
Sa création, Auréliens (n.d.l.r: du 1er au 3.12), est née d’une conférence sur l’urgence d’une action pour la planète de l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau. Elle fut donnée à Vidy dans le cadre du cycle Imaginaires des futurs possibles, rendez-vous scientifiques et participatifs tenus la saison dernière. Comment les artistes peuvent-ils faire entendre différemment de la parole scientifique, la catastrophe climatique que nous vivons? Le magnifique comédien lausannois Aurélien Patouillard amène ici une sensibilité presque enfantine et une poésie. Tout en rappelant qu’il n’est pas trop tard d’agir aussi par le sensible.
Votre offre chorégraphique est la plus riche des théâtres en Suisse romande. Elle compte notamment de grandes signatures à l’international.
Réaffirmant une grande fidélité à Bach, la Flamande Anne Teresa de Keersmaeker (n.d.l.r.: du 20 au 22.11) développe et radicalise ce qui est le cœur expérimental de sa recherche, le rapport organique entre danse, corps et musique avec un violoncelliste en scène (Bach6Cellosuiten). Habité par un sens profond du mouvement, du corps et du rythme, Israel Galván, en génie de la danse, refigure le flamenco en des configurations toujours renouvelées aux côtés de Niño de Elche. Qui est au chant ce que Galván est à la danse : un enfant rebelle allant réinventer une langue, bousculer codes et traditions (Melizo doble), (n.d.l.r.: du 7 au 10.10).
Grand bonheur aussi de retrouver après fort longtemps, les danseurs du ballet de William Forsythe. Un artiste nourri par une longue histoire d’expérimentations et une immense culture en danse. Pour un fascinant dialogue entre culture baroque et sa haute complexité d’écriture, danse hip hop, néoclassique réinterprété et contemporain inventif. Tout cela en compagnie de Bach et Rameau dans A Quiet Evening of Dance, (n.d.l.r.: du 17 au 18.2 2021) à L’Opéra de Lausanne.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Théâtre de Vidy
Informations et réservations
www.vidy.ch
*Magazine en ligne - Vidy Théâtre Lausanne / Sept 2020 - Fév 2021
Photo Vincent Baudriller © Samuel Rubio