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La vérité si je mens au seuil de la fin

Publié le 16.02.2024

Que reste-t-il d’une relation amoureuse longue d’un demi-siècle alors qu’a sonné l’heure du trépas? Que sait-on vraiment de l’être aimé et de ses désirs secrets? Dans le paysage théâtral contemporain, certaines pièces se distinguent par leur capacité à questionner profondément l'existence humaine et à explorer les méandres de l'âme. C'est précisément le cas d’Illusions de l'auteur russe Ivan Viripaev.

Montée par Martin Jaspar et Dylan Ferreux au Casino Théâtre de Rolle, du 22 au 25 février, la pièce douce-amère captive, bouscule et intrigue, à travers ses réflexions parfois dérangeantes et toujours pertinentes sur la vie à deux, l'amour et la vérité.

Le pitch? Deux couples âgés au crépuscule de leur parcours terrestre sont racontés à plusieurs âges par un quatuor de comédien.nes plus juvéniles. Leurs monologues croisés sont rehaussés par le lyrisme discret unissant une violoncelliste à une violoniste.

Avec une finesse remarquable et une rouerie stratégique confondante, l’auteur tisse une toile complexe d'histoires entrelacées pour troubler et subvertir les perceptions d’une réalité inconstante, ductile et instable par essence, la relation amoureuse. Son style mêle le dialogue vivant aux monologues introspectifs, favorisant une atmosphère riche en émotions et en ambiguïté. Si les illusions nous aveuglent, nous conduisent à nous tromper sur nous-mêmes et les autres, elles sont aussi nécessaires à rendre toute vie viable. Dialogue croisé avec Martin Jaspar et Dylan Ferreux.



Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette pièce?

Dylan Ferreux: Il émane de cette œuvre extrêmement drôle, quelque chose d'absolument rayonnant et de profondément spirituel. Aussi ai-je rarement rencontré un dialogue si réussi entre ces deux qualités au sein d’une pièce. Illusions m’a non seulement attiré comme metteur en scène mais aussi en tant qu’acteur.

Il y a dans l’écriture d’Ivan Viripaev, un terrain de jeu constitué d’un rapport fort et intime à la parole face à une vérité éminemment au présent, qui doit s’exprimer chez le comédien. Formellement, la pièce invite à une mise en scène aux antipodes de ce que j’avais pu réaliser jusqu’à aujourd’hui. Soit un théâtre de la parole ne reposant que sur ses interprètes et une scénographie épurée.



Sur ce mélange entre humour et réflexion sur la vie...

Martin Jaspar: Illusions mêle à merveille profondeur et drôlerie chez ses personnages. La combinaison d’un premier et d’un second degré nous a ici séduit. Il s’agit avant tout d’un théâtre de direction d’acteurs et d’actrices. Il ne demande qu’à ciseler avec minutie de la dentelle dans les monologues, dialogues et situations conjugales. Créer de l’illusion, précisément.

Dès lors, le pari pour les interprètes est d’être à la fois dans l’illusion vécue par les personnages et sa pensée. Ainsi, l’illusion vécue et pensée sur le vif de leurs émotions, amours, sentiments et structurations sociales. Vérité et niveaux d’illusions se mélangent sur scène dès qu’un.e interprète livre un fait au public.

Faut-il alors le prendre pour argent comptant? Les acteur.trices s’amusent à se tromper les un.es les autres et partant le public aussi.

Que pensez de la fin dramatique et abrupte de l’une des protagonistes?

Dylan Ferreux: Il ne doit guère être aisé d’arriver au soir de sa vie avec le constat de s’être trompé sur ce l’on croyait être les fondements de ce qu l’on a construit en tant que couple amoureux au fil de son existence. Même s’il ne s’agit que des projections et de suppositions, je me demande parfois, si j’avais été à la place de l’un.e des personnages, qu’aurais-je dit ou fait.

Au-delà de cette pièce, la question de la mort travaille nombre de nos créations. Que l’on songe à Neil, le mélodrame métaphysique et lunaire de Benjamin Knobil et à Tout le monde veut vivre, la farce signée Hanock Levin.

Or, ce qui a été une vérité pendant une période de vie ne peut être entendu comme une vérité universelle dans Illusions. Vivre une existence qui s’achève avec l’idée que l’on s’est possiblement trompé doit se traduire par une forme de raz-de-marée dévastateur pour l’esprit.

En dernière analyse, c’est une réflexion philosophique profonde sur toute une vie qui mène à un choix sans retour. L’amour en tant qu’idée idée est envisagé comme éternel.





Si je vous dis, la vérité est un mensonge qui s’ignore...

Martin Jaspar: La phrase me fait songer au film de Justine Triet, Anatomie d’une chute (Palme d’or au dernier Festival de Cannes). La vérité y est ce que l’on décide de voir comme étant une vérité. Cette dernière se révèle singulièrement multiple revêtant divers visages.

Elle n’est surtout pas figée dans le temps, à l’image d’Illusions, où aucune vérité ne dure plus de quelques minutes. En réalité, la vérité n’existe que dans le changement, l’inconstance des choses. De fait, il est impossible de se reposer sur des vérités immuables gravées dans le marbre. La vérité, c’est le mouvement des états conjugaux, sentimentaux et amoureux.


Quelle en serait l’une des conséquences?

Martin Jaspar: Cela n’est pas sans susciter un spleen prégnant chez certains personnages. Qu’il se traduise par l’incapacité de reconnaitre dans le réel, le cosmos, les sentiments humains ou la profondeur de l’âme des personnages, une forme de constance immuable et absolue. La vérité réside donc dans son changement même.

La pièce évoque l’autotromperie, la manière dont notre esprit imagine des réalités alternatives pour rendre supportables nos histoires d’amour et de couple.

Martin Jaspar: Les interprètes sont autant narrateur.trices que personnages. Si l’auteur indique dans sa pièce que les acteur.trices ont environ 35 ans, il suppose bien qu’il existe une distance avec la réalité décrite dans la fiction narrant le parcours de vie de protagonistes fictionnels tour à tour proches du trépas ou découverts dans plusieurs situations (extra-)conjugales, sentimentales et émotionnelles au fil de plusieurs âges.

D’où la création distance avec certaines réalités qui permettent de mieux s’en étonner. Les personnages n’évoluent pas ainsi dans le champ du Bien et du Mal lui préférant l’émerveillement, la stupéfaction et la sidération relativement à qui leur arrive. En conséquence, il s’agit de trouver une forme de vérité chez l’interprète dans sa mise en jeu.

Nous sommes confrontés à des monologues amples et soutenus rythmiquement. Ils favorisant une dimension musicale avec des variations.





Pouvez-vous évoquer le cas de l’un des couples de la pièce?

Dylan Ferreux: La fable parcourt donc toute une vie grâce à son quatuor de personnages, deux couples qui se connaissent depuis plus d’un demi-siècle: Dennis, Sandra, Albert et Margaret. Sur le point de mourir, Dennis loue auprès de sa femme Sandra, leur vie à deux et la réciprocité de leur amour.

Une année après, Sandra qui va rendre l’âme apprend à Albert, le meilleur ami de son ancien mari décédé, qu'elle l’aimait en secret. Les certitudes sont bousculées, mais ces nouvelles vérités sont loin d’être définitives. Nous avons ainsi choisi deux musiciennes vingtenaires (Maiana Lavielle et Naomi Cohen), un duo d’interprètes à la trentaine voire début quarantaine (Margaux Le Mignan - Dylan Ferreux) et deux autres qui sont dans la cinquantaine voire au-delà - Geneviève Pasquier et Frédéric Polier.

Ces variations dans les âges nous permettent d’évoquer les différentes réalités conjugales et extra-conjugales évoquées par la pièce. C’est aussi une manière de transcrire l’inconstance propre au temps et au mouvement qui se lit sur les visages et les corps.

Sur la partition lumière...

Martin Jaspar: L’idée est de travailler sur un mouvement perpétuel, une sorte de plan-séquence favorisant simultanément une ambiance chaude et chaleureuse façon veillée. Soit une manière performative de nous faire vivre au cœur du temps et de la lumière. Il s’agit d’un théâtre de la parole simple et efficace, où les acteur.trices viennent raconter une histoire au public.

D’où cet écrin de lumière permettant au public de s’abandonner à ces récits avec une forme bienveillance affirmée à l’égard des spectateur.trices. Durant toute la représentation, le casting ne quitte pas le plateau et voit ses personnages épisodiquement traversés d’épiphanies et de révélations lors de leurs monologues.

Les narrateurs et narratrices sont des illusionnistes placés en face à un micro en pied creusant leur trouble (modulation de la voix, du soupir et du souffle), leur égarement intime, naturaliste et poétique et ouvrant à une fiction. Les personnages se présentent. Leurs récits croisés débutent ainsi par un Bonjour avant de se clore sur un Au revoir.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Illusions
Du 22 au 25 février au Casino Théâtre de Rolle

Ivan Viripaev, texte - Dylan Ferreux et Martin Jaspar
Avec Dylan Ferreux, Margaux Le Mignan, Geneviève Pasquier, Frédéric Polier
Maiana Lavielle, violoncelle - Naomi Cohen, alto

Informations et réservations:
https://www.theatre-rolle.ch/programme/illusions/