La mise en morceaux du fait divers
Il est porté par les performances de Dominique Reymond, Nicolas Bouchaud et Laurent Poitrenaux, qui incarnent l’ombre et la lumière de ces personnages ambigus. Inspirée par l’affaire Amélie Rabilloud, où une femme ordinaire dépeça son mari sans pouvoir expliquer son geste, Duras opère un glissement subtil en remplaçant le mari par une cousine sourde et muette, ajoutant une épaisseur de mystère au récit.
La pièce met en scène un huis clos oppressant où Claire Lannes, son mari Pierre, et un interrogateur naviguent entre la banalité du quotidien, sa poésie aussi, et l’horreur du crime.
L’interrogatoire, qui structure la pièce, ne cherche pas tant à résoudre une énigme qu’à révéler les strates d’une psyché déchirée au cœur d’une fable métaphysique.
Émilie Charriot met en lumière cette ambiguïté en optant pour une mise en scène épurée, où chaque mot et chaque regard prennent un poids singulier, transformant la scène en un espace de confrontation avec l’indicible. Ce texte, plus qu’un drame policier, est une méditation sur la parole, la culpabilité et l’impossibilité de comprendre pleinement l’autre. Il est une expérience théâtrale, où chaque mot, chaque silence résonne comme un écho de l’inconnu.
«Qu’est-ce que théâtraliser ? Ce n’est pas décorer la représentation, c’est illimiter le langage», écrit Roland Barthes.
Entretien avec la metteure en scène.
Qu’avez-vous retenu de cette pièce présentant deux interrogatoires successifs autour de Claire Lannes ayant avoué son crime tout en étant incapable d’expliquer ses motivations?
Émilie Charriot: Marguerite Duras transforme le fait divers réellement advenu en septembre 1949 à Savigny-sur-Orges (Essone). Elle métamorphose la protagoniste principale, dont elle prend le parti.
Par l’écriture théâtrale, elle a la volonté de libérer une parole, peu entendue, celle de la criminelle. De fait, la pièce dépasse la brutalité initiale d’un meurtre, dont ici la cousine de Claire Lannes est la victime et non son mari.
C’est une manière de donner un accès direct à la psyché complexe de cette femme.
La forme dramatique donne l’impression d’une investigation. L’écriture durassienne demeure néanmoins travaillé de silences, de passages poétiques qui viennent bousculer nos certitudes. C’est vertigineux.
Au départ, le fait divers me rebute. À l’image de nombre de personne, il me confronte à une réalité qui me happe et peut faire perde pied. C’est un gouffre dans lequel Duras entre. Pour l’écrivaine, la criminelle n’est pas un monstre, mais un être humain.
«Il n’y a pas de fait divers sans étonnement», avance Roland Barthes. Le critique littéraire et sémiologue permet de penser le fait divers, d’amener une réflexion sur notre société à travers son goût pour le sensationnel.
Il s’agit aussi de s’interroger sur ce que le sensationnel peut amener dans nos vies. Le fait divers peut aussi se révéler un miroir tendu à nos violences et pulsions intimes.
Pour mémoire, Duras écrit des chroniques notamment dans les années 50 et 60 pour les journaux, dont Libération et France Observateur. Elle montre une vraie fascination pour les faits divers.
Le fait qu’en réalité la criminelle Amélie Rabilloud se taise, a profondément dérouté Duras. Qu’aurait-elle pu exprimer si elle ne s’était enfermée dans le mutisme? C’est précisément ce que l’écrivaine réalise.
En effet, l’interrogateur est un possible double de Duras. Il n’est pas un policier ni un juge, descendant strate par strate dans le quotidien du couple formé par Claire Lannes et son époux.
En témoigne l’entretien mené avec le mari mettant au jour tout l’éventail de la conjugalité. Connaissant l’œuvre de Duras et sa vie, il s’agit bien d’un couteau qu’elle plante dans l’histoire du couple et la conjugalité.
À l’inverse, dès que la femme, Claire Lannes, parle, la passion prend résolument le dessus. C’est ce qui harponne dans ce texte, les fils que l’on peut en tirer. Que l’on songe à la folie, la conjugalité opposée à la passion, le fait divers, le statut d’un témoin possible du crime...
Évidemment, nous avons gardé les silences si essentiels au rythme de l’écriture. J’ai souhaité toutefois une parole plutôt active, concrète et ancrée. Ceci dans le but de faire entendre intensément une langue.
Loin d’être dans la conversation, chaque dialogue est sous-tendu d’enjeux tout en demeurant singulièrement poétique. Nous sommes résolument dans l’espace du théâtre et non au cœur d’une réalité naturaliste qui se déroulerait en prison.
L’un des défis de la mise en scène est que la pièce taille une partition magnifique à la criminelle. Quant à lui, son mari se révèle chargé, un trait que Marguerite Duras assume parfaitement en interview.
Claire Lannes fait parfois songer dans ses envolées découvrant un paysage intérieur au Lenz de Georg Büchner, figure sur laquelle j’ai travaillé quand j’ai monté Un Sentiment de vie monté en allemand en 2021 sur l’invitation du Theater Basel.
Il existe ainsi une forme de folie poétique prompte à susciter une certaine empathie. L’acte de Claire Lannes n’est naturellement pas excusable. Mais au-delà d’un jugement moral, il est possible d’être touché par ces êtres brulés. Avec son mari, elle était dans une forme de prison d’une vie conjugale sans amour.
Il n’est pas possible d’enfermer définitivement la meurtrière dans une catégorie telle la folie. Pour ses propres interviews publiées dans Libération et France Observateur, il est frappant de voir comment Duras se place au même niveau que les personnes interrogées, criminels ou enfants. Elle leur donne véritablement et pleinement la parole.
À l’image de sa pièce, L’Amante anglaise, Il n’y a pas de jugement moral et l’on n’est pas dans un procès.
Magnifique comédienne, Dominique Raymond, qui incarne Claire Lannes, voit son personnage animé d’un authentique bonheur de parler enfin. Partant, il n’y avait pas la volonté de montrer une héroïne abattue dans le jeu de la comédienne.
Cette femme résiste et parle pour la première fois de sa vie. «Si je n’avais pas commis ce crime, je serais encore là, dans mon jardin à me taire. Parfois ma bouche était comme le ciment du banc», dit-elle.
J’ai régulièrement suivi ses solos tant il développe un rapport au théâtre et à la parole que j’apprécie intensément. Il ne traduit pas dans son jeu la position d’un interrogateur en surplomb, restant fidèle à la pratique égalitaire, d’égal à égal, de l’interview menée par Marguerite Duras en tant que chroniqueuse journalistique.
Pour son personnage, il amène une large palette pouvant tour à tour évoquer un juge, un psy, un inspecteur. Ou simplement l’acteur, Nicolas Bouchaud.
Comédien de haut vol, Laurent Poitrenaux répète souvent le mot opacité. Son personnage est par essence indéfinissable et l’on ne peut l’enfermer dans un rôle précis et figé. Les personnages les plus touchants ne le sont-ils pas car complexes et opaques?
Dans son interprétation, Pierre Lannes apparaît tour à tour comme un type que l’on aimerait prendre dans ses bras, puis un être détestable, tant il teint des propos détestables. C’est un miroitement réussi.
Le duo entre l’interrogateur et l’époux est intéressant tant ces deux hommes n’ont absolument pas le même avis sur le couple et la folie.
À travers un prologue dit par l’interrogateur, nous nous trouvons dès le début questionné sur notre rapport au fait divers. Il existe bien en nous une quête du morbide et de l’extraordinaire.
Si l’on peut s’imaginer le ressenti des proches, il est aussi possible d’envisager de tuer quelqu’un en rêve. Il est ici question d’inconscient. Cet effet-miroir avec chacun.e est amener de manière singulièrement douce par Duras et pas frontalement.
L'Amante anglaise
Du 27 novembre au 8 décembre à Vidy Théâtre - Lausanne
Marguerite Durras, texte - Emilie Charriot, mise en scène
Avec Nicolas Bouchaud Laurent Poitrenaux Dominique Reymond
Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/lamante-anglaise/
autres représentations:
Du 30 janvier au 2 février à la Maison Saint-Gervais, Genève