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L’Etang des fantasmes, silences et identités

Publié le 30.04.2021

 

À découvrir au Théâtre de Vidy du 4 au 12 mai, L’Etang est un récit de jeunesse, écrit en dialecte bernois par l’écrivain suisse Robert Walser. La fable navigue autour d’un faux suicide mis en scène et abyme. Ceci pour éprouver tant l’amour maternel que le poids mortifère des conventions sociales.

Pour ce texte, la chorégraphe, metteure en scène et scénographe Gisèle Vienne renoue avec un mouvement magnifiquement ralenti. Celui-ci magnétisa l’attention dans la rave légendaire de sa chorégraphie Crowd visant à changer l’état de corps et d’être du regardeur. Avec L’Etang, l’artiste pose un univers ambigu ouvrant sur des corps et âmes parfois tourmentés à l’adolescence. Ne sont-ils pas pris entre réalités familiales, identitaires, fantasmes et violences. Dans la voix et la posture somatique du narrateur, Fritz, Adèle Haenel favorise une vraie métamorphose de regard et de l’écoute. De même, pour Ruth Vega Fernandez traversée par les voix aussi dissociées et infimes mouvements d’autres figures de L’Etang. Face au cube de scène d’une blancheur immaculée, comment ne pas songer à la dépouille de Robert Walser mort dans les neiges de l’enfance en décembre 1956 à Herisau? Rencontre avec une sourcière d’états sous-jacents subvertissant doucement nos seuils de la perception, Gisèle Vienne. Qui connut bien la philosophie au gré de ses études et l’underground genevois.


 

Quelle est votre approche du texte de Robert Walser?

Gisèle Vienne: Il s’agit d’abord du récit d’un jeune garçon. Au comble du désespoir, Fritz simule un suicide pour éprouver et asserter l’amour de sa mère. Au plateau, la forme imaginée s’efforce d’entendre, de la manière la plus forte possible, les sous-textes, les intertextes, le silence et le non-dit. Quant à elle, la boite scénique traduit peu ou prou l’enfermement psychologique.

 

 

Cela s’inscrit-il dans votre démarche artistique depuis 20 ans?

Oui. À la vie comme à la scène, nous sommes éduqués à entendre ou non certaines choses. De même à en voir ou point. Dès mes débuts, je me suis interrogée sur la manière dont toutes formes d’art sont en mesure de créer et favoriser des déplacements perceptifs. La mise en scène plonge dans une hyper-visibilité de tous les détails, le texte restant éminemment intelligible.
Être dans un espace quasi clinique de la boîte blanche permet de voir au mieux, sans dissimulation possible. D’où l’essai de révéler, du texte, les zones les plus cachées, invisibles, inaudibles. Malgré cette grande visibilité, l’on est continument en mesure d’entendre et voir. Ou non.

 

Il s’agit aussi d’un espace corporel et mental conflictuel…

Ce qui se déroule au cœur de cet enfermement déplie des enjeux singulièrement psychologiques. Par un jeu de dissociation de voix et de corps et de conflits à l’intérieur d’un même corps, je travaille notamment sur les violences sociales. Ainsi la pression de mots sur des sensations qui en divergent, voire sont en très forte opposition avec ces mêmes mots.

 

Existe-il ici des correspondances souterraines avec l’écriture de Dennis Cooper, qui vous a accompagnée pour Jerk, This Is How You Will Disappear, The Pyre, parmi tant d’autres créations?

L’écriture est minimaliste chez les deux auteurs. Selon des modalités naturellement différentes. On peut aussi songer au suicide adolescent et à l’atmosphère de désespérance, que peut être l’expérience de cet âge incertain, troublé. Et si exploré, interrogé quasi de l’intérieur de la psyché adolescente par l’écrivain américain Dennis Cooper.
A mon sens, ce qui est au centre du récit signé Robert Walser comme de ma mise en scène, c’est la bataille violente avec l’être que l’on nous demande d’être. Elle se manifeste à la traversée de l’adolescence puis à l’âge adulte. L’intériorisation d’une norme sociale au cœur de notre intimité, notre chair se révèle éminemment brutale. D’où le possible sentiment d’être en conflit avec soi-même.

 

 

Mais encore…

Avec L’Etang, il s’agit pour moi d’une première incursion dans une pièce abordant la cellule familiale. Et partant, notre construction culturelle et le système de normes et valeurs qui nous dictent attitudes et comportements. Pourquoi dès lors ne pas questionner et mettre en lumière les structures sociales intériorisées qui nous imprègnent profondément? Ce que Walser fait avec une ironie diffuse.

 

Pour Walser, il s’agit précisément de se défaire des contraintes d’une identité sociale. Ce que votre mise en scène des corps en lien profond avec l’espace tente de traduire.

C’est l’essai de déplier dans l’espace scénique et le temps présent, les temporalités qui le constituent et les différentes strates qui sont autant d’expériences. Qu’est-ce qui semble ici le plus intelligible, réel ou flou? Il s’agit alors d’expériences et sensations différentes du réel et en l’occurrence de la mémoire. D’une forme de dissociation. Comme l’y invite l’écriture walsérienne.
Ainsi des voix traversant un même corps peuvent être souvent en contradiction et conflit. Quant aux mannequins-poupées au début de la pièce, ce sont des d’autres types de représentations corporelles qui interrogent les présences, les immobilités et le mouvement.

 

Il y a aussi dans L’Etang comme l’a imaginé son auteur, un jeu dans le jeu et une mise en abyme du théâtre et du récit.

L’acte théâtral est un acte de travestissement jouant avec la construction culturelle, identitaire de genres. Le théâtre est un espace absolument passionnant où l’on peut, étant dans des constructions de personnages, figures et histoires, y développer une conscience privilégiée des constructions sociales du corps. Soit comprendre l’artifice et les mécanismes de cette construction.
Pour autant, je ne prône pas le retour à un corps qui serait naturel et authentique. Nous avons ainsi besoin de ces constructions perceptives pour interagir et communiquer avec le monde. Et, dans le cas de Fritz, être dominé peut générer une ample inventivité.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

L’Etang, de Robert Walser
Du 4 au 12 mai au Théâtre de Vidy

Gisèle Vienne, conception, dramaturgie, mise en scène et scénographie
Avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez

Réservations, informations:
vidy.ch

Photo Gisèle Vienne © Karen Paulina Biswell

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