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L’amour, la mort et l’éternité émotionnelle

Publié le 09.05.2022

Au cœur de Werther, dans la mise en scène signée Vincent Boussard créée à L’Opéra de Lausanne du 15 au 22 mai, il y a une rencontre qui fait des étincelles: celle d'un jeune homme insatisfait, tourmenté autant que libéré par le suicide, le solitaire poète de 23 ans, Werther, et d'une jeune femme esseulée, incertaine.

Charlotte apparaît ainsi sous l’emprise du serment fait à sa mère agonisante de se marier à un homme ennuyeux, absent et jaloux, Albert. Habitée par le remords, elle voit ici des hommes en noir. Présences qui la taraudent, de l’enfance au bal et à la nuit de Noël marquée par le suicide de Werther proche alors d’un Tristan wagnérien.

Chez Massenet, Werther meurt d’un amour perdu et par le choix d’une mort volontaire. Il est tout à l’aveu d’une impuissance à composer avec la société de son temps allant jusqu’à embrasser l’infini du côté de Goethe. Face au best-seller de jeunesse à la forme épistolaire de Goethe, l’opéra apporte profondeur et importance bien plus conséquentes à Charlotte. Elle en devient presque la protagoniste principale.Massenet serait-il «l'historien musical de l'âme féminine» comme l’avance Debussy? Le livret lui donne en tout cas une dimension plus tragique que mélodramatique. Certains accents de Werther révèlent la violence sous-jacente à la vie conjugale selon le metteur en scène. Rencontre avec Vincent Boussard dont le vieux complice artistique depuis vingt années, le couturier Christian Lacroix, signe les costumes de l’opus.


L’approche de Werther, de la version de Goethe à celle des librettistes de l’opéra de Massenet, semble fort dissemblable.

Vincent Boussard: Assurément. Il existe notamment une différence fondamentale dans l’abord du personnage féminin principal prénommée ici Charlotte, qui n’est pas un enjeu dramatique dans Les Souffrances du jeune Werther de Goethe. Or la jeune femme le devient chez Massenet. Au point où elle incarne et porte littéralement le drame dans sa vie et sa chair pour la pièce du compositeur français. En ce sens, elle est par excellence la protagoniste subissant toutes les transformations. Et réalisant un voyage entre l’acte inaugural et le dernier.

Il faut garder à l’esprit que l’opéra intervient plus d’un siècle après le roman. Il ramène à une esthétique où une fibre sensible et le sacrifice sont exploités, remplissant toutes les cases pour plaire à un public fin 19e.



Le prélude allie une atmosphère idyllique à la gravité du suicide annoncé chez Werther.

Le Werther de Massenet dévoile une force quasi toxique. Soit une potentialité et une mise en scène du suicide qui est brandie dès les premiers instants. Effectivement, la musique nous l’indique à l’ouverture. Au terme du premier acte, le personnage met en scène cette issue fatale. Dès lors que la rencontre avec Charlotte ne peut prendre un tour avantageux aux yeux de Werther, la question du suicide est sans cesse brandie comme une option. Ceci avant que la mort n’advienne réellement au quatrième acte.

Comment abordez-vous cet acte létal?

Cette insistance de l’histoire autour du suicide pose des enjeux sur sa mise en perspective. Dès lors, est-ce pour Werther une manière de résoudre sa problématique au monde? Ou une manière de répondre à une insatisfaction amoureuse?

Mais la dimension la plus troublante et dont je tente de me saisir est qu’il est continument mis en scène. En témoigne la réplique de Werther à Charlotte mentionnant son mari qu’elle fait le serment d’épouser à sa mère agonisante. Elle dit en substance: «Epousez-le, moi, j’en mourrai.» Ma vision est que cette option est pour Charlotte, source de terreur ayant des échos profonds chez un personnage de nature positive, morale. L’héroïne ne peut ainsi prendre en charge la faute et la souffrance entraînant la mort d’autrui et que l’on cherche à faire reposer sur ses épaules.

Le poids du serment fait par Charlotte a sa mère mourante est écrasant.

C’est un point essentiel. Portant le deuil précoce de sa mère, Charlotte subit la charge de son serment pris d’épouser Albert. Il ne s’agit pas de bases saines et libres d’une relation dans laquelle une femme pourrait s’épanouir. Ce serment a toute autorité dans la vie de la jeune femme. Ce qu’elle confiera à Werther dans son dernier duo, préférant «détruire» Werther plutôt que son couple et son engagement par le serment.

Mais dans le deuxième acte, ce serment aidera Charlotte à accompagner Werther dans une acceptation de l’impossibilité de cet amour, la rendant militante et positive. La relation difficile qui se développe entre Albert et elle découle notamment de ce serment originel. Au moment de Noël, ils sont ainsi en pleine crise six mois seulement après leur mariage.





Charlotte devient le centre de l’histoire…

J’ai en tout cas voulu me concentrer sur Charlotte qui a certains traits de la Madame Bovary de Gustave Flaubert confrontée à un mari insécure et jaloux. Or une relation basée sur l’insécurité peut rapidement tourner à la violence certaine. On peut d’ailleurs se demander si Albert ne devient pas un meurtrier en puissance écrivant le billet où Werther lui réclame ses pistolets pour son suicide.


On songe parfois, toutes proportions gardées, à certaines situations de violences liées pour partie à la jalousie. Celles dont témoigne Amber Heard dans le procès qui l’oppose à Johnny Depp. A l’en croire, elle aurait aussi tenté, en vain, de le soigner des ses addictions et de sa jalousie maladive, sources de violences.

Il est heureux de relever ces aspects très contemporains de la pièce. Elle interroge des réalités conjugales telles que l’emprise, la peur et le harcèlement. Werther, par exemple, ne lâche pas sa proie, débordé par son désir manipulateur. Je souhaite ainsi que les jeunes femmes puissent se poser ces questions-là et interroger le tragique de la violence qui est en germe dans la pièce. Visionnaire, Massenet pose l’équation de cette violence axée sur l’insécurité qui résonne fortement en 2022.

Si j’ancre l’action de l’opéra dans le 19e siècle qui a vu naître sa musique, c’est pour mieux entourer l’héroïne d’hommes en noir. Hier, ils furent ceux emmenant la dépouille de la mère de Charlotte. Aujourd’hui ils sont ceux qui menacent d’emporter sa raison, si ce n'est sa vie.

Comment avez-vous perçu la composition de Massenet?

Elle est tramée de motifs revenant fréquemment. Ainsi le motif de la culpabilité. Or, la redite raconte bien une forme de ressassement permanent. Quand elle devient hyper lyrique, la répétition traduit au plus juste la toxicité du personnage de Werther. A mon sens, l’excès de lyrisme permet à Massenet de pointer les dysfonctionnements et la dangerosité du jeune homme. Sa démesure elle-même fait figure de poison.

Chez Albert, 25 ans, certaines phrases courtes reflètent son chaos intérieur. Tour à tour enveloppante et descriptive, la musique de Massenet dit dont beaucoup des personnages, de leurs états intimes. J’aime la démesure des trois principaux protagonistes tant ce lyrisme romantique, par instants exacerbé, m’indique ce qu’ils doivent être. Comme chez son collègue Puccini, on est presque à certains moments dans une veine cinématographique – en 2012 Vincent Boussard a monté Madame Butterfly de Puccini avec des costumes signés Christian Lacroix, ndr.

C’est le reflet d’une obsession de l’époque face au récit à mettre en images. Autour de l’opéra, on peut prendre acte que l’on est passé par les rythmes de Netflix et du cinéma, pour construire une narration résolument moderne. Ceci tout en étant profondément respectueux de la partition musicale.





Quel est l’un des lied-clés de l’œuvre pour vous?

Celui de Werther, «Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure», à la fin du second acte, un moment touchant, étonnant. J’essaie de la faire résonner dans toute sa dimension enfantine avec la brutalité qu’il a pu avoir. Cet air est partagé par le héros et Sophie. A 15 ans, elle est à cette époque frontière et âpre entre la sortie de l’enfance et l’accès au désir adulte. Werther partage alors la condition de l’enfantin avec Sophie.

L’espace scénique de cet opéra est à la fois très concret, lié à une vie provinciale étriquée, et intérieur…

Oui. Il est indispensable de régler cette contradiction du premier acte où l’on est à la fois dehors et à l’intérieur des êtres. Ainsi comment simultanément baigner dans la nature et dans ce qu’elle a d’abstrait et de mental. Sans oublier la dimension domestique importante par la concrétude du pain que l’on tranche pour les enfants.

Cette dimension est portée par Charlotte sous les yeux de son père, le Bailli. Ce dernier ne faisant à 50 ans que commenter les choses et les suivre. Ce volet domestique devient pesant à l’image d’un piège, dès la vie conjugale réunissant Albert et Charlotte advenue par leur mariage.

Mais encore…


Dans notre production, nous sommes donc au bord de la création d’une famille, d’un foyer. La maison d’Albert est, elle, privée de vie familiale n’étant emplie que du vide et de l’absence du mari et par les chants d’angoisse de l’épouse qui devrait y donner la vie. Ainsi la question de la domesticité doit s’inscrire en plein dans le premier acte et en vide dès le troisième. J’ai souhaité réunir tous les personnages dans le même espace afin qu’ils règlent le cas Werther. Au fil du second acte, Charlotte se donne en effet pour mission de purger et soigner Werther de cette passion funeste. Or ce faisant, elle ne fait qu’empirer ce qui la ronge, la perspective du serment.

Propos recueillis par Michel Viale


Werther
De Jules Massenet, à découvrir du 15 au 22 mai à l'Opéra de Lausanne

Laurent Campellone, direction musicale
Vincent Boussard, mise en scène
Avec Jean-François Borras, Héloïse Mas, Marie Lys, Vincent Le Texier, Mikhail Timoshenko, etc.

Informations, réservations:
https://www.opera-lausanne.ch/show/werther/

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