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Hommages aux publics

Publié le 06.03.2020

 

Outrage au public est attendu du 11 au 21 novembre au Théâtre de Vidy. Texte imaginé en réaction aux conventions littéraires, théâtrales de l’époque (les années 60), mais gardant inentamée son impertinente subversion affirme son désir de bousculer le spectateur, de le faire réfléchir sur sa condition parfois apathique, sur un autre possible théâtral. Pour la metteure en scène et comédienne lausannoise Emilie Charriot, il s’agit d’un hommage au public, le vrai destinataire de la pièce.

Se positionnant alternativement «contre» et «avec», Peter Handke ausculte notre pain quotidien tartouillé aux mensonges et illusions en images. Il ouvre la porte au possible d’un théâtre nu de la pure présence de l’acteur au public. Que sommes-nous assis dans une salle pour regarder autre(s) que nous au plateau? Participons-nous des mêmes pensées, du même monde? Interroger nos rapports au théâtre, à la scène et au spectateur, tel est précisément le coeur du travail d’Emilie Charriot. Du poignant King Kong Théorie d’après Virginie Despentes au chantant désenchanté Passion simple signé Annie Ernaux. La femme de théâtre livre ses intuitions et réflexions.

 

Qu’est-ce qui fait encore les actualités de cette pièce parue en 1966?

Emilie Charriot: Un peu près tout. Peter Handke veut éveiller le spectateur, le mettre en alerte. Et, surtout, «désillusionner», enlever au théâtre la possibilité de jouer autre chose que le jeu. «Ce soir, on joue avec vous», entend-on. D’où le fait de jouer en permanence avec les mots et les phrases de la réalité. Style: «Toute ressemblance avec des personnes vivantes, agonisantes ou décédées…».
Pas de drame. Aucune action déjà advenue. Encore moins de reconstitution. Dans les invectives de la fin de la pièce, j’entends très fort une déclaration d’amour au public. C’est l’aller et retour entre l’intime et le collectif qui fascine chez Handke.

 

 

Et les liens d’Outrage au public avec votre travail tant à la mise en scène qu’au jeu et à la dramaturgie?

Le texte permet de repenser toutes les composantes d’un spectacle, la prestation d’un comédien devant le public, les spectateurs vus tels les «artistes de la vie», le fait de prétendre «ne rien raconter» et en même temps de tout dire sur les attentes préconçues face à une pièce, les conceptions «faussées par la fréquentation des théâtres». Mais aussi un travail corporel, l’exercice vocal et gestuel, la représentation de la réalité comme une tromperie à l’ère des fake news.
Pour Passion simple, Annie Ernaux évoque un récit à aborder sur le monde de la confidence, du témoignage, du manifeste, du procès-verbal ou du commentaire de texte. Il y a beaucoup de cet alliage incertain des genres au cœur d’Outrage au public. La pièce est marquée par des moments d’intense confidence, de grande proximité. Ainsi est-ce cette fragilité que j’ai souhaitée placer à la racine du travail mené avec l’acteur Simon Guélat.

 

En quoi le Prix Nobel de littérature anticipe d’un demi-siècle les storytellings chers aux réseaux sociaux…

Je n’y ai pas nécessairement songé à l’origine, mais c’est une évidence. Toute la pièce - ici sous forme de monologue pour un seul acteur - résonne étrangement avec les réseaux sociaux. Sur un mode poétique néanmoins. Ainsi ce «théâtre du monde», un storytelling du quotidien, de l’intime. Où chaque mouvement du corps est mis en mots, chaque habitude décrite, chaque intention disséquée. Les scénarios du quotidien sont ainsi historisés, «présentisés». Le plus infime parcours dans le corps, sa mise en hyperconscience y est décrite par le menu. Non sans ironie cinglante.
Il existe aussi le recyclage d’un langage dérivé de ce que l’on appellerait désormais le coaching personnalisé, une forme de méditation sous hypnose. En témoigne ce passage: «Vous devenez malléables. Vous perdez votre sens critique. Vous devenez des spectateurs… Vous devenez apathiques… Vous oubliez qui vous êtes.» Rarement la relative passivité consentie du spectateur, par convention ou habitudes, n’a été ainsi mise en miroir et lumière.

 

Votre profil WhatsApp, affiche l’image d’Adèle Haenel…

A la Cérémonie des César, elle est placée de dos et debout face public, criant «la honte» alors que Roman Polanski récolte le prix de la meilleur réalisation pour J’accuse. Actrice portant l’espoir de la fin de la loi du silence face à une situation de domination, d’humiliation et de rapports de pouvoir au sein notamment du cinéma, Adèle Haenel est, à mes yeux, l’incarnation vivante, résistante et résiliante de ce que signifie vraiment, profondément, socialement, comme dominé.e, Outrage au public.
Pour elle, pas de distinction entre la scène et la salle. Il n’y qu’un seul monde qu’elle dénonce. C’est dans cette force-là, dans ce courage-là que j’entends pour Outrage au public, le travail exigeant, athlétique conduit avec Simon Guélat. Se tenir debout et faire face.

 

Il y a un lien avec le texte de la pièce.

Effectivement. Que dit Handke dans Outrage su public? «Si on vous avait laissés debout, vous seriez peut-être à la longue tentés de nous interrompre… Votre esprit de contradiction se réveillerait… Vous seriez plus libre de vos mouvements.» Pendant toute sa pièce parlée, le dramaturge autrichien invite sous diverses formes et adresses, le public à se réveiller, devenir conscient de lui-même. Par son refus, sa sortie, Adèle Haenel a remis en question, fait éclater cette entente préalable évoquée dans le texte, l’insoutenable soumission à une convention, qui permet de faire passer les choses pour ce qu’elles ne sont pas.

 

 

Il est aussi question de contamination virale.

A ce propos, l’auteur évoque la dissémination des sentiments, la capacité à répandre les émotions au sein d’un public. A y regarder de près, les images et réalités d’une pandémie nous ramènent à nous-mêmes et à notre présent immédiat fait notamment de limitations dans les regroupements publics. Mais aussi à notre manière de vivre le spectacle vivant. Ainsi on entend: «Nous ne voulons pas vous contaminer. Nous ne voulons pas vous communiquer le virus de l’un ou l’autre sentiment.»
Cette pièce est un manifeste théâtral volontairement contradictoire, paradoxal, mettant en crise tout un système de représentation. Ainsi ce qui est affirmé est souvent suivi de son exact contraire. Voici une matière dynamique, vivifiante, dérangeante. Elle rejoint tout mon questionnement sur ce que nous léguons en «héritage viral» du théâtre.

 

Vous dirigez Simon Guélat, acteur jurassien révélé dans 120 Battements par minute de Robin Campillo avec Adèle Haenel.

Pour Outrage…, c’est la dimension animale, reptilienne qui s’est développée chez Simon Guélat, choisi aussi à l’intuition. J’aime la rareté singulière de cet acteur hors normes. Non comme une Pygmalionne, mais une metteure en scène sensible à son rapport empreint de délicatesse et de douceur tout en profondeur tant au texte qu’au public. Avec lui, je n’ai jamais autant senti la direction d’acteur tel un accompagnement merveilleux. Où chaque protagoniste se remet en question de manière égale et apprend de l’autre.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
(Entretien initialement mis en ligne au printemps 2020. Le spectacle devait être présenté dans le cadre du festival Programme Commun, annulé pour cause de pandémie)

 

Outrage au public, de Peter Handke

Du 11 au 21 novembre au Théâtre de Vidy, Lausanne
Emilie Charriot, mise en scène
Avec Simon Guélat

Informations, réservations:
vidy.ch

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