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Foucault et son Very Good Trip californien

Publié le 29.11.2022

Le philosophe français Michel Foucault rencontre plusieurs de ses jeunes disciples et admirateurs étatsuniens en 1975. C’est l’été. Adapté du livre éponyme de l’Universitaire Simeon Wade, Foucault en Californie est une création du réalisateur suisse Lionel Baier, à découvrir du 2 au 17 décembre au Vidy Théâtre - Lausanne, cette pièce révèle notamment le sens de l’humour et de l’auto-dérision de Foucault. Et l’art du récit chez Simeon Wade, enseignant d’histoire à l’Université dans les années 70 devenu infirmier en psychiatrie. Il compte bien administrer à Foucault «un élixir céleste, une pierre philosophale digestive capable de démultiplier à l’infini la puissance cérébrale - un enchantement» comme il l’écrit.

Il est aussi question d’une passionnante discussion post-LSD du philosophe avec des étudiants de l’Université de Claremont où enseignait Wade. Sur les traces de l’un des plus célèbres penseurs, au siècle dernier, de la sexualité et de la folie, des savoirs et de la surveillance, l’opus nous plonge d’un amphithéâtre universitaire au désert et à l’expérience des marges.

Michel Foucault se souviendra longtemps de cette nuit sous LSD baignée de musique classique et de chartreuse qui le fit pleurer dans l’abstraite Vallée de la Mort. L’auteur de Surveiller et punir découvre ainsi les drogues et une expérience sensorielle inconnue sur fond de road trip hors du commun à l’arrière d’une Volvo, sous le soleil et les étoiles de Californie...

Rencontre avec le cinéaste Lionel Baier qui signe ici sa première mise en scène avec l’incomparable Dominique Reymond dans le rôle du philosophe.



Il s’agit d’un récit truculent.

Lionel Baier: Oui, le texte de Simeon Wade est veiné d’humour. Il m’a ramené à certaines préoccupations présentes dans mon cinéma. Soit un mélange entre le très intime et le grand ouvert sur les autres. Le récit de l’Universitaire américain prend ainsi une forme de journal intime suivant une quête personnelle au cœur de la Vallée de la Mort tout en nous racontant une époque. De fait un moment du XXe siècle, où les Français étaient fort actifs dans l’histoire de la pensée. Il existait alors un pur plaisir lié à une forme de discussion globale pourtant sur tout. Un peu comme à la Renaissance.



Mais encore.

Foucault partageait avec Godard, dont au demeurant il n’appréciait guère le cinéma, une sorte de haine des spécialistes. Pourquoi dès lors ne pas être un généraliste s’intéressant à une large palette de sujets? Il existe donc ce côté intime, drôle et décalé d’un philosophe dans le désert et les belles idées qui traversaient alors les propos échangés.

Foucault en Californie appelle aussi à se remémorer une période où l’intelligence était à la mode. Ce qui est peut-être moins le cas aujourd’hui où la rumeur a pris le dessus. Il était alors sexy d’être intelligent. Et cela me plaisait de le restituer au plateau.

Sur la couverture du livre de Wade, un paysage blanc laiteux. Il vous a rappelé celui de Gibellina en Sicile présent dans un épisode de votre dernier film, La Dérive des continents (au sud) abordant la crise des migrants en Europe sur le ton de la comédie dramatique.

Oui. C’est l’impression d’une page blanche qui domine lorsque l’on se trouve à Gibellina. Mais il est un autre paysage s’inscrivant dans La Dérive des continents (au sud), Les Calanques. Ce désert blanc évoque de loin en loin le film Zabriskie Point signé Michelangelo Antonioni et ses décors naturels quasi lunaires. J’aime à me dire qu’il s’agit précisément de pages blanches sur lesquelles les personnages se détachent notablement.

A Gibellina, on est confronté à une œuvre d’art construite en soi, un décor s’appuyant sur un fait bien réel, une catastrophe naturelle passée. De cette dernière, l’homme a réalisé une translation exprimant possiblement mieux la catastrophe que celle-ci elle-même. L’essentiel? Lorsque l’on place des corps dans ce genre d’espace où la personne se perd dans une sorte d’infini, ils prennent toutes leurs formes. Au théâtre, la présence physique s’incarne essentiellement par son environnement scénique.





Sur cette présence...

L’immédiateté de la présence se travaille et se module au théâtre. Pour ce qui regarde le cinéma, on y travaille beaucoup la notion de nostalgie. Les films développent souvent cette idée de la nostalgie marquant une époque que l’on n’a pas connue. Le théâtre, lui, c’est le présent absolu des choses auquel parlent les comédiens.

En lisant le livre de Simeon Wade, il y a cette impression tenace d’être pleinement avec les protagonistes du récit. Ou comment croire à un présent estival en Californie qui n’est pas la nôtre. Le seul effet de projection temporel est celui de la mort de Michel Foucault. Elle surviendra du Sida en 1984 à 57 ans.

Comment vous a parlé le corps du philosophe?

Il est au centre du récit et incarne sa pensée. De par son étrangeté et son extrême reconnaissance (lunettes et crâne chauve), le corps de Foucault recèle un côté iconique. D’où le fait qu’il peut être passé ici par une comédienne, Dominique Reymond*. Ce choix déplace la question de la personne qui porte la parole. Foucault a ainsi beaucoup écrit à ce propos. Je pense que le plus bel hommage à faire au philosophe est précisément de ne pas être dans la ressemblance, mais dans la vraisemblance pour le traduire sur scène.

Pour travailler son Foucault, Dominique Reymond n’a pas visionné des dizaines d’heures de vidéo du penseur français. Au contraire, elle a regardé celles révélant tant sa posture que sa façon de parler. Ensuite, elle en fait un mode d’être au monde, à l’espace et aux autres qui lui appartient. J’ai alors l’impression de mieux voir le philosophe, le comprendre, son être et sa pensée.

* A la soixantaine, Dominique Reymond, née à Genève, est l’une des actrices les plus douées et prisées de sa génération tant au cinéma (Olivier Assayas, Chantal Akerman, Christophe Honoré…) qu’au théâtre. Sur les planches, elle fut notamment dirigée par les plus grands, dont Ludovic Lagarde, Luc Bondy, Alain Françon et Arthur Nauzyciel.




Votre rencontre personnelle avec les écrits de Foucault?

Elle remonte à mes années à l’Université de Lausanne alors que j’y étudias le cinéma. A l’époque, le philosophe français Gilles Deleuze faisait figure de référence ready-made et source d’outils critiques pour les personnes qui s’adressaient à l’image.

Foucault, lui, participe d’une pensée en mouvement. Prenez le fait de la puissance du voir envisagé comme un pouvoir. Le fait de regarder et d’être regardé est ainsi intimement lié au 7e art. Dès lors que j’avais envie d’être aussi ce regard et d’en jouer, la pensée de Foucault m’a immédiatement captivé.

Qu’est-ce qui vous a alors interpellé?

La manière dont fonctionne un regard dans une œuvre d’art. Et en quoi le cinéma est une prise de pouvoir ou non sur ce regard. Cela fait que trente ans plus tard, je lis toujours le philosophe en cheminant entre incompréhension et éblouissement, effarement et vertige.

Il existe ainsi un plaisir à ne pas comprendre intégralement celui qui a su penser à travers nombre de couches de savoirs comme il est dit dans le spectacle. Il y un côté proprement hallucinogène, cosmogonique chez Foucault. C’est une pensée-mondes qui ouvre des portes d’une incroyable richesse dans la perception de réalités sociales et historiques.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Foucault en Californie
Du 2 au 17 décembre au Vidy Théâtre - Lausanne

Lionel Baier, conception et mise en scène
D'après un texte de Simeon Wade

Laura Den Hondt Dominique Reymond Valerio Scamuffa Leon David Salazar

Informations, réservations:
https://vidy.ch/foucault-en-californie-0