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Femmes fracturées au bord de la crise de nerfs

Publié le 06.03.2023

Un cirque, des femmes, dont la part d’ombre se révèle progressivement. L’ivresse des acrobaties, des chants et d’une musique enjouée accompagnent une noirceur qui refuse de se cacher plus longtemps. Du 15 au 19 mars, Femmes parallèles ensorcèle à l’Oriental, de Vevey. Après Parce qu’ils sont arméniens, Biographie d’une féministe acrobatique et Poétesse de combat, la Compagnie Ourag’enchan’é de Lorianne Cherpillod a passé commande à Benjamin Knobil d’un spectacle généreux et pluridisciplinaire - on l’avait compris - et qui devrait saisir les spectateurs dans un tourbillon de mystères jusqu’au dénouement final. Lorianne Cherpillod, Benjamin Knobil et Marc Berman (compositeur), acceptent de lever un peu le voile.


Benjamin Knobil, vous avez reçu une commande d’écriture pour ce spectacle. Quel était le cahier des charges - si cahier des charges est bien le terme qui convient?

Benjamin Knobil: Lorianne (Cherpillod) m’a demandé d’évoquer différentes formes de féminité - les femmes parallèles du titre. Elle a placé devant moi un puzzle géant, et par chance j’adore les puzzles. Il y avait de grosses pièces: le cirque, la sexualité, le chant, la résilience. Mais aussi les problèmes psychiques, le handicap, la migration. Il s’agit en général de donner la parole à celles et ceux que l’on entend pas, ou peu…Comme je connaissais sa compagnie depuis quelques années, j’ai eu envie de me mettre au diapason de sa sensibilité.



Le spectacle a pour cadre un cirque. Apportez-vous une signification particulière à cette société du cirque?


Lorianne Cherpillod: La compagnie souhaite créer des ponts entre les disciplines. Déjà parce que je suis pluridisciplinaire - je viens de la comédie musicale, de l’opérette. Les autres interprètes du spectacle sont avant tout des personnes avec qui j’avais envie de travailler. Il se trouve qu’elles ont des parcours qui les ont amené.e.s à maîtriser le chant lyrique, le violoncelle, les disciplines du cirque. Faire bénéficier le spectacle de leurs compétences s’est imposé comme une évidence.


J’avais aussi des exemples de spectacles dans lesquelles des numéros et une musique enjouée permettent d’alléger le propos, d’offrir des moments de respiration aux spectateurs qui sont confrontés à des problèmes sensibles.

Comment s’assemble un puzzle?


B.K.: Ma première action a été de parler avec les interprètes des thèmes du spectacle. Ils/elles m’ont confié des souvenirs parfois assez intimes. Je suis parti de là, mais aussi de conversation avec mes enfants, qui ont une sensibilité aigüe sur la question des genres.

Partant du cirque, par association d’idées, j’ai pensé à la famille des Atrides. Le père est Agamemnon, qui dirige la coalition des Grecs face à Troie. Il sacrifie sa fille Iphygénie aux Dieux pour le salut de l’expédition. Dix ans ans plus tard, à son retour, il es assassiné par sa femme Clytemnestre et son amant Egisthe, eux même ensuite assassinés par Oreste. Et au milieu de cela il y a deux soeurs, Chrysothémis, qui semble peu sensible à ce qui se passe autour d’elle, et Electre, qui essaie malgré tout de faire tenir tout cela ensemble.


Avec les Atrides, j’avais mes quatre figures de femme parallèles: Iphygénie la victime, Chrysothémis qui ne veut pas faire de vague, Clytemnestre prête à tout pour s’affranchir, et Electre, la femme de devoir - les noms des personnages du spectacle sont des variations sur la base de ceux de leurs modèles mythologiques.






Donc quatre femmes parallèles.

B.K.: Elles composent un cirque mental avec Electra au centre. Elle est accompagnée de Maestra, un personnage transgenre, qui fait figure de sage et de conseiller. Tous les personnages masculins - Agamemnon, Oreste, Egisthe... - sont incarnés par un homme-pantin. Ceci pour éviter le risque que le spectateur définissent les différents personnages féminins en fonction d’un homme placé au centre.

Auriez-vous pu réaliser une marionnette pour ce rôle?


L.C.: Oui, mais elle aurait joué beaucoup moins bien de la guitare que Dinu (Corminboeuf)! Il est passé par l’école de cirque Dimitri - il est acrobate, musicien, il sait tout faire! Dans le spectacle, c’est un pantin qui prend vie dès qu’on lui pose un masque sur le visage.



Vers quoi tend le spectacle?


B.K.: Il serait dommage de révéler l’histoire et son dénouement, mais disons que l’on se dirige progressivement vers le point central du trauma d’un des personnages principaux. Et nous nous appliquons à essayer de décrire ce que l’on ressent dans cette situation dramatique, autant à l’intérieur de soi que sous le regard de la société. C’est du costaud!


Comment le public va découvrir ce spectacle costaud?

B.K. Nous optons pour le sucré-salé pour aborder des thématiques difficiles. Et pour évoquer le chemin que traverse une personne blessée, pour transcender le regard que la société pose sur elle, et pour accepter une liberté féminine affirmée.


Nous enrobons cela dans la musique enjouée de Marc (Berman), dans du chant, des numéros de danses - dix chansons et huit numéros de cirque. Cela permet d’aborder tout cela sans être dans la démonstration ou la stigmatisation.

La tension va-t-elle crescendo?


B.K.: Il y a un suspense, chacun veut comprendre le fin mot de l’histoire. Mais il est plus important de préciser qu’une partie de la réflexion passe par l’ouïe, par la vue, par une sorte de joie circulaire qui amène progressivement au point de focale qui sera le monologue d’Electra, la dernière scène du spectacle et son dénouement.


L.C.: Chacune des femmes parallèles s’expose dans un monologue au fil de l’histoire.






La musique est présentée comme un élément structurant du spectacle. Marc Berman, comment avez-vous travaillé?


Marc Berman: Lorianne et moi nous sommes retrouvés sur une musique macédonienne - de la Serbie à la Turquie en passant par la Grèce. C’est une musique festive que j’ai beaucoup pratiqué quand j’étais plus jeune - et dans un contexte plus rock. En partant de thèmes datant parfois de mes compositions de cette époque, nous avons avancé, affinité, restructuré. Au début du processus, ma demande était très simple: rapide ou lent?!



Sur scène, Lou (Golaz) joue du violoncelle, Dinu de la guitare et moi de l’accordéon, mais la base de l’écriture est le chant - le choeur. Tout pourrait même fonctionner sans les instruments. Ce choeur accompagne ce personnage féminin, incarne la polyphonique qui se manifeste dans son esprit.


Le personnage d’Electre - ou Electra - a la particularité de souffrir de violences dont elle n’est pas la victime première.

B.K: J’ai souvent dans les spectacles que j’écris, le même personnage de base. Féminin, masculin, un individu ébahi, balloté par les événements et la sauvagerie sociale. Cette position est paradoxale, nous sommes touchés, mais nous ne savons pas comment agir. Vous n’êtes pas sur le champ de bataille, mais dans une situation où tout se dérègle autour de vous et vous laisse impuissant. C’est quelque chose que j’éprouve régulièrement, par exemple quand je vois une personne qui dort dehors et me demande de l’argent. Que faire pour que cette personne ne se retrouve plus dans cette situation?

De part les thèmes abordés, Femmes parallèles ne peut cacher son ambition.

K.N.: Oui, mais je suis confiant. D’abord parce que j’écris toujours pour l’étranger du dernier rang, qui ne comprend pas un mot de français, mais qui doit comprendre ce qui se passe sur le plateau. Si il y a une référence, je considère qu’elle doit toujours être expliquée.

Un autre motif d’être confiant est que parmi les pièces du puzzle que m’a confié Lorianne, il y a des interprètes qui sont plus que talentueux. Toutes et tous sont comédien.n.e.s, mais aussi chanteurs, chanteuses, musicien.n.e.s, danseurs, acrobates, tous très au point dans leurs domaines respectifs.

En quoi ce spectacle est-il représentatif du travail de la compagnie l’Ourag’enchant’é?


L. C.: A l’origine de la création de la compagnie, ma motivation était de pouvoir utiliser le théâtre pour aborder des sujets de société, et de donner la parole à ceux que l’on entend pas, que j’appelle les sans-voix. Après une vingtaine d’années d’expérience de comédienne puis de metteure scène, je me retrouvais moins dans des productions dans lesquelles nous faisions rire les gens avec des stéréotypes et des préjugés. Plus je grandissais en tant qu’artiste, plus j’avais envie d’un théâtre qui puisse faire évoluer les consciences. Divertir, c’est très bien, mais il faut aussi des pistes de réflexion. C’est mon utopie et celle de la compagnie.



Propos recueillis par Vincent Borcard
Interview réalisée à l'occasion de la création du spectacle, début mars à la Julienne, Plan-les-Ouates (GE)





Femmes parallèles
Du 15 au 19 mars au Théâtre l’Oriental, Vevey

Benjamin Knobil, texte et mise en scène




Avec Lorianne Cherpillod, Alexane Poggi, Lou Golaz, Dinu Corminboeuf, Marc Berman, Lilas Morin



Cie de l’Ourag’enchant’é - Cie Nonante-trois


Co-production Commune de Plan-les-Ouates - Théâtre l’Oriental, Vevey - Étincelle Maison de quartier de la Jonction, Genève




Informations, réservations:

http://www.orientalvevey.ch/index.php?s=FEMMES_PARALLELES&id=213



Autres représentations:

Du 3 au 12 mars à la Julienne, Plan-les-Ouates (GE)

Du 22 au 25 mars au Théâtre de l’Étincelle, Genève