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Fantômes d’un monde paysan porté disparu

Publié le 25.03.2022

Pour Farm Fatale, à découvrir au Théâtre de Vidy du 30 mars au 3 avril, la scène pendule entre installation plasticienne façon white cube et musée de zombies épouvantails. Ces êtres hybrides ont une bienveillance fictionnelle entre eux que seuls le théâtre, la littérature ou le cinéma peuvent produire.

Soit des mondes rêvés et dans lesquels on peut réellement vivre. La fable d’une radio libre bricolée par des épouvantails survivants à l’extinction de l’humanité nous suggère que les réflexions sur la collapsologie et l’anthropocène ont encore de beaux jours devant elles sur les scènes d’ici et d’ailleurs. Nous sommes donc dans une ère d’après-apocalypse, où insectes, animaux et humains ont été effacés de la page de l’Histoire terrestre.

Dans cet univers beckettien, le désastre laisse place aux lents déplacements d’êtres de paille.
Si grotesques avec leurs masques difformes, ces bienveillants rescapés se dénomment «épouvantails». On les imagine victimes de retombées radioactives ou de la pollution des sols par les pesticides d’une agriculture intensive. Leurs voix résonnent déformées et leur allure de clowns tristes est infiniment ralentie. De chansons en oralités avec interview d’une abeille, ils semblent rejouer un passé révolu qu’accompagnent les archives sonores d’une nature à jamais évanouie. Si le fantastique d’un conte naïf est de mise, la réalité de ce conte n'est rien moins que tragique. Rencontre avec le metteur en scène et scénographe Philippe Quesne.



La pièce est imprégnée d’une grande douceur.

Philippe Quesne: Elle participe d’un respect de l’accalmie de la planète, d’une façon de regarder le êtres sur scène en prenant le temps de poser la condition humaine. Ceci rappelle de loin en loin l’univers désolé de Samuel Beckett. Soit le fait de placer dans une situation d’hébétude et de douceur la manière dont ces épouvantails un peu hors du temps et du monde et peut-être légèrement après sa fin, constatent la disparition des humains. La fable s’inscrit bien dans le sillage du pillage des sols ainsi que de l’utilisation intensive de pesticides et d’OGM. La pièce prend donc le temps de constater les dégâts.

Malgré les grands problèmes que traverse la planète sur un mode toujours plus délirant, c’est sans doute mon théâtre qui est empli d’une certaine forme de douceur et de bienveillance. Du côté de Beckett, il y a sans doute ce rôle du temps décéléré et les cinq personnages clownesques venus du théâtre masqué ou du théâtre de figures. Ce sont des figures distordues et transformées. Partir vers le masque, la figure, m’a paru pertinent à notre époque d’hallucinante destruction accélérée de la planète.



Les corps des figures beckettiennes semblent venus d’une humanité réifiée, résiduelle.

Voyant le spectacle, des gens évoquent aussi l’univers de Fellini. Ce qui est représenté dans Farm Fatale est évidemment décalé des réalités actuelles. Mais aussi du théâtre métaphysique voire clownesque de Beckett. On peut aussi citer des clowns tristes venus du cinéma muet burlesque, à l’image de Buster Keaton que j’aime. Il y a toujours des figures, tant au théâtre qu’au cinéma, qui arrivent toujours à trouver une position malgré la destruction de la planète qui s’accélère.

Il y a tout un rapport à la culture populaire avec des chansons parfois inspirées de berceuses.

Souvent dans mon travail, il y a cette volonté de planter des personnages en référence à la culture populaire. Ainsi des communautés convoquant beaucoup la chanson avec des airs et refrains. Et des ritournelles qui se transmettent au fil de l’histoire des hommes.

En témoigne l’introduction dans Farm Fatale de la comptine pour les petits, Alouette, gentille alouette. Si l’on écoute attentivement les paroles, on voit que c’est une chanson apprenant la cruauté aux enfants. Voire tourner en dérision l’acte d’arracher les plumes d’un oiseau. Certains enfants ont la possibilité de découvrir le monde, du plus grand amour à la plus grande violence.





Et l’atmosphère de la pièce?

C’est un théâtre qui évoque des sujets graves. Mais dans la douceur. Ainsi par des épouvantails sachant susciter l’empathie du public. Ces figures sont là pour proposer un double de soi-même auprès du public comme toujours dans le spectacle vivant. Il ne s’agit dès lors pas de faire liste des maux annonçant une apocalypse.

Dans cette référence oscillant entre le cirque et le «seul au monde» à protéger, ces épouvantails humains sont les seuls à survivre. Ceci alors que les propriétaires de ces exploitations agricoles sont tous décédés de pollution, OGM ou Roundup - herbicide toxique controversé produit par la multinationale américaine Monsanto, ndr. La pièce évoque de manière obsidionale nombre de réalités dramatiques du monde paysan alors qu’il est très difficile de résister à l’agriculture intensive.

Nous sommes aussi au cœur d’un conflit de territoires afin d’extraire des ressources des sols. De piller le blé d’un pays qui en davantage que d’autres. Ces conflits d’extractions des sols rejoignent le fait de prendre des fertilisants pour répondre aux critères de productivité.





Quelle est la préoccupation essentielle de vos créations?

Comment habiter sur cette terre, être ensemble, trouver des solutions de résistance, des zones à défendre. Mais également comment trouver des raisons de défendre le droit à la poésie. Le droit aussi à formuler d’autres chemins qui ne seraient évidemment pas le néolibéralisme. A ce titre, les épouvantails de Farm Fatale sont des agriculteurs collectant des sons, puisqu’il n’y a plus rien à récolter. En général, j’essaye de trouver des fables pouvant donner des missions humbles et dignes à des individus. Cette fois les épouvantails caressent le projet d’une radio libre appelée «Farm Fatale». Ce projet serait de collecter les doux sons de l’humanité au petit matin: ruisseaux, rivières, torrents, tout ce qui disparait. Prélever et préserver ces sonorités participent d’une forme d’Arche de Noé, possibles graines d’un futur désirable. Pour être plantées ailleurs.

Mais encore…

Comme il est dit dans la pièce, «No Birds. No Jobs». La chaîne de la vie est rompue. Il existe ainsi des problèmes de sols. Les insectes ont de la peine à y habiter. Les oiseux n’ont plus à manger et disparaissent. De fait, les épouvantails n’ont plus de travail. C’est une manière doucement humoristique de transposer les réalités que nous connaissons. On rompt des chaînes du vivant et celles de certaines espèces, détruisant des forêts en Amazonie. Celles-ci sont des poumons vitaux pour des écologies au sens large, biotopes et espèces.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Farm Fatale
Du 30 mars au 3 avril

Philippe Quesne, conception et mise en scène
Avec Sebastien Jacobs Léo Gobin Michèle Gurtner Nuno Lucas Gaëtan Vourc’h

Informations, réservations:

https://vidy.ch/farm-fatale-0

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