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Faire récits de «vérités cachées»

Publié le 21.01.2025

De la Table Ronde, nouvelle création de Joëlle Fontannaz et de la Fair Cie au Théâtre 2.21 (Lausanne), du 28 janvier au 9 février, nous plonge dans un univers où l'intime et le collectif se rencontrent sur fond de tensions sociétales.

Cinq figures énigmatiques, dissimulées derrière des masques et réunies autour d’une table-sculpture ambiguë, recréent chaque soir une discussion inachevée sur des vérités dissimulées.

Cette œuvre transforme une matière documentaire brute en une exploration poétique et scénique des fractures de notre époque.

À travers un jeu d’improvisation et de polyphonie, les récits individuels deviennent un dialogue universel notamment sur les tabous, les croyances et la quête de sens. Le public est invité à pénétrer cet espace où la parole vacille entre hésitation et nécessité, incarnant les défis contemporains de la communication et de la cohabitation.

De la Table Ronde est une invitation à repenser nos dialogues collectifs, dans toute leur fragilité et leur complexité.

Entretien avec Joëlle Fontannaz.



Votre spectacle explore la coexistence des vérités dans un contexte de crise. Pourquoi avoir retenu le sujet du tabou autour des choix liés au vaccin comme point de départ, et en quoi pensez-vous que cet enjeu résonne encore aujourd’hui?

Joëlle Fontannaz: Le clivage que cette question vaccinale a généré dans notre société durant la crise covid m’a fait peur. Et j’ai eu envie d’aller écouter les voix discrètes et divergentes, celles qui n’avaient pas été dans le camp majoritaire.

J’avais l’intuition que derrière la décision ou non de se faire vacciner pouvait se raconter de part et d’autre quelque chose de nos systèmes de valeurs. Et aussi de notre humanité dans ce qu’elle de plus héroïque, mais aussi de non-héroïque.

Enfin, la volonté de s’emparer de ce sujet aussi clivant est un levier pour mon projet, qui s’intéresse avant tout à comment une communauté se parle et s’écoute autour d’une table.



Qu’évoque le titre de cette création pour vous?

Il évoque à la fois la table ronde au sens propre: où des invité·e·s·x débattent autour d’une question avec un·e modérateur·trice, mais il évoque également la légende arthurienne.

Vous avez recueilli des témoignages auprès de personnes ayant choisi de ne pas se faire vacciner. Comment avez-vous transformé cette matière documentaire en un contenu théâtral à la fois fidèle et poétique?


Dans un premier temps j’ai fait la commande à l’auteur Sébastien Grosset de masquer tous les propos contenus dans les interviews qui nous ramenaient explicitement à la crise sanitaire

 Il a proposé une transposition à l’époque médiévale (XIIe siècle) en partie à cause du titre de la pièce qui existait déjà, et cela a débouché sur «le livre des chevaliers récalcitrants».

Ensuite, il s’est agi d’aller puiser les thèmes sous-jacents à la question vaccinale et au covid, des thèmes qui nous relient plutôt qui nous divisent et qui dépassent la question du covid et du vaccin.

Telle que la question de la mort, de la peur, de la vieillesse, de la santé, de la croyance, du pouvoir, de l’obéissance/la désobéissance, du déni, de la marge, de la masse.

On a également tiré des archétypes de cette matière documentaire pour lui donner une dimension universelle.

La scénographie se veut polysémique, entre table, météorite et sculpture. Pourquoi avoir choisi cet objet central et comment participe-t-il à l’expérience sensorielle et symbolique du public?

En complicité avec les scénographes Sarah André et Jérôme Stünzli, l’idée était de chercher un objet autour duquel les cinq protagonistes au plateau se réunissaient pour parler; il fallait un objet qui soit contraignant pour les corps et à la fois appartenant à une ère indéfinie, pour ne pas enfermer le récit dans une époque.

Iels ont proposé cette table qui a une dimension merveilleuse dans sa texture, sa forme, mais aussi parce qu’elle a des trous dans lesquels on peut notamment déposer des paroles qui n’auraient pas leur place à la table.

Ces trous permettent aussi des purges émotionnelles autant par le rire que par les pleurs.





Vous faites le choix de costumes grotesques, voire monstrueux, pour dissimuler les interprètes. Que cherchez-vous à exprimer à travers cette esthétique organique et cette évolution vers un dévoilement des visages?

Dissimuler les interprètes a la fonction première d’annuler à un moment du spectacle les individualités et les êtres dans une forme chorale. Cela permet ainsi de faire ressortir le récit collectif sous-jacent au propos, mais également la question de l’anonymat.

En effet, toutes les personnes interviewées selon les contextes, sont restées très discrètes concernant leurs prises de position. Le choix du grotesque rejoint celui du carnavalesque et du théâtre: on se masque pour être plus libre de parler de sujets tabous, controversés, mais aussi traumatiques.

Et enfin, le covid nous renvoie inévitablement aux masques, donc il y a aussi ce clin d’œil-là mais totalement transposé.

Votre pièce repose sur un équilibre entre improvisation et texte écrit. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs pour maintenir cette tension entre spontanéité et structure scénique?

Nous avons énormément labouré la matière autour de la table.

Tout est né à partir de cette situation initiale: se parler, débattre, tenter de comprendre, dégrossir ce livre des chevaliers récalcitrants.

À force de labourer cette matière collectivement et individuellement, des affinités se sont exprimées de la part des acteur·trice·s·x vers tel ou tel chevalier, vers telles ou telles thématiques contenus dans le livre.

Et en complicité avec la dramaturge Adina Secretan des archétypes se sont dessinés avec des parcours thématiques. Avec tous ces éléments un canevas très précis s’est écrit tout en gardant la situation de base et organique que je veux défendre: comment on se parle, on écoute et on se répartit la parole.

Autrement dit, il ne s’agit pas d’une pièce écrite au mot près, mais d’une partition qui contient une chronologie très stricte avec toutes les cases par lesquelles on doit passer, avec des rendez-vous très précis, des parties plus écrites, des trajectoires pour chaque «archétype» et chaque «performeur» mais avec une marge d’improvisation.

Cela participe à poursuivre le défi du projet de base: avoir une démarche d’écriture collective mais également avoir une démarche performative, où la question de l’écoute et de la prise de parole est en jeu et non en représentation.





Le public est placé dans une position de voyeur. Quelle est, selon vous, la valeur dramaturgique et émotionnelle de cette distance, surtout face à des dialogues si intimes et tabous?

Il s’agit de renforcer ce souci de la distance que je sens qu’il faut avoir avec cette matière encore fraîche et sensible.

Je ne souhaite pas créer d’adresses au public qui chercheraient à expliquer ou à raconter quelque chose frontalement à l’audience; car tout le monde la connaît cette histoire, tout le monde en a un récit.

Mais je souhaite plutôt mettre le public en position d’observateur et de témoin d’un rituel.

Vous décrivez les échanges des personnages comme «artificiels» et «infinis». En quoi cette approche met-elle en lumière les mécanismes mêmes du débat et de la recherche collective de sens?

Une des deux règles de base que j’ai proposée pour le labourage de cette matière était de toujours maintenir «le feu» de la table ronde allumé. Autrement dit d’avoir une pensée collective et individuelle constamment en mouvement quitte à se perdre et à s’égarer.

Et l’autre principe de base, c’est que tout le monde est là autour de la table pour se sauver les uns les autres d’un égarement, d’un immobilisme, d’un blocage.

Dans quelle mesure souhaitez-vous que De la Table Ronde dépasse son contexte d’urgence sanitaire pour ouvrir un dialogue sur des problématiques plus universelles, comme la confiance dans les institutions ou les systèmes de croyance?

Je souhaite offrir un espace théâtral, où l’on voit des humains se débattre avec leur héroïsme mais aussi leur non-héroïsme.

Comment chacun essaie coûte que coûte avec ses systèmes de valeurs mais aussi avec ses limites, ses peurs, de tenir debout en se racontant un récit cohérent et conscient.

Votre précédent spectacle L’Evénement comme votre création, De la Table Ronde, s’appuient sur des matériaux documentaires transformés en contenu scénique. Comment avez-vous adapté votre méthodologie d’interviews et de montage entre ces deux réalisations?

La différence majeure réside dans le fait que pour L’Événement, il s’agissait d’un événement propre à ce collectif qu’il fallait le rendre plus grand que l’anecdote pour qu’il puisse devenir transmissible.

Alors que pour De la Table Ronde, il s’agit d’un événement qui appartient à un récit collectif; tout le monde connaît l’histoire du covid et du clivage autour du vaccin. Par conséquent, le mouvement était impérativement de transposer le propos.

Mais dans les deux cas, il s’agit de tendre à une forme d’universalisation pour se rapprocher de la fable et s’éloigner du côté purement documentaire.

Dans L’Événement, la polyphonie évoquait le chœur grec et le collectif. Dans De la Table Ronde, cette polyphonie prend une autre forme, avec des débats fragmentés et sans conclusion. Que dit cette différence sur votre vision du collectif aujourd’hui?

Dans L’Événement, nous étions un seul corps à trois têtes. Au sens où nous racontions ensemble la même histoire mais avec trois sensibilités différentes.

Dans De la Table Ronde, nous sommes cinq entités différentes mais qui ne cessons de faire «feu commun ensemble».

Propos recueillis par Pierre Siméon


De la Table Ronde
Du 28 janvier au 9 février 2025 au Théâtre 2.21, Lausanne

Joëlle Fontannaz, conception et mise en scène - Sébastien Grosset, texte, à partir d'interviews

Tiphanie Bovay-Klameth, Géraldine Chollet, Joëlle Fontannaz, Joël Maillard, Nina Pellegrino, jeu, écriture et réalisation

Création

Informations et réservations:
https://theatre221.ch/spectacle/604/de-la-table-ronde

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