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Être Reinhold Messner et au-delà

Publié le 05.09.2022

Il est des tragédies qui mine un être autant qu’elles le façonnent. A l’affiche du Casino Théâtre de Rolle les 14 et 15 septembre, Versant Rupal de Mali Van Valenberg monté par un Olivier Werner pistant une énergie visuelle aussi vitale que fluctuante nous conte par le menu le drame intervenu il y a 52 ans sur les pentes du Nanga Parbat.

Sur ce 8000 himalayen, l’alpiniste Reinhold Messner perd son frère cadet Günther. La partition est un monologue distribué entre trois interprètes et un percussionniste. Bivouaquant en style alpin léger avec une haute économie de moyens, la pièce pose un paysage, une atmosphère en quelques mots et visions épisodiquement dans la brume.

Ça a le goût diariste et sec des récits de Messner sur cette expédition dramatique. Et pourtant, dans le style, tout est de la plume de la dramaturge Mali Van Valenberg. Elle évoque aussi la saison du Casino Théâtre rollois tracée avec sa compagne de cordée, Lucie Rausis.


Qu’est-ce qui vous attirée dans l’épopée de Reinhold Messner?

Au-delà de la prouesse sportive de cette ascension, c’est avant tout l’histoire humaine et fraternelle qui m’a poussée à écrire sur cette tragique expédition au Nanga Parbat. Lors de cette expédition, Reinhold Messner va passer dans des moments de crise, d’hallucination, des moments de pure folie, il va devoir prendre des décisions très rapidement.

Il va devoir vivre ce deuil terrible – la mort de son frère, son compagnon de cordée – et ce même jour trouver la force de se relever pour survivre... Oui, il va se relever. C’est cette force, cette pulsion de survie, l’état dans lequel il se trouvait physiquement, mentalement... qui, pour moi, fait de Reinhold Messner un surhomme.



Votre texte polyphonique personnifie la montagne dans un rapport de défi quasi amoureux.

Un rapport passionnel à la montagne, oui, mais je n’y vois pas de défi. Il ne me semble pas qu’on puisse défier la montagne, vu qu’elle aura toujours l’avantage sur nous. Ce rapport passionnel, je l’imagine plutôt comme une forme d’apprivoisement des reliefs, de quête de symbiose avec les éléments. Mais la montagne n’a pas de sentiment, la montagne ne décide pas de se débarrasser de telle ou telle vie, je ne crois pas, la nature est juste indomptable.

L’ascension et la descente ont des longueurs et des rythmes différents. Pourquoi?

L’ascension est plus rapide que la descente, car l’ascension se déroule quasi sans embuche. Il y a l’attente au camp de base, qui permet d’exposer la situation. Mais une fois que Karl Maria Herrligkoffer (le chef de l’expédition) donne le feu vert à Reinhold pour l’ascension finale du sommet, la montée se déroule de manière plutôt fluide, donc le rythme du texte suit cette fluidité-là.

Et puis, il y a cette histoire de fusée sur laquelle on s’attarde, car elle aura des conséquences irréparables sur le cours de l’expédition. Il y a aussi, bien évidemment, l’arrivée inattendue du frère Günther, à 300 mètres du sommet… C’est à partir du sommet et de ce bref moment d’extase que tout va se compliquer, et prendre des chemins plus sinueux, dans la parole elle-même.

Chaque interprète incarne-t-il un versant précis du récit?

Chaque interprète apporte une certaine palette de couleurs, de facettes au personnage de Messner. Car il faut bien être au moins trois pour incarner le cerveau en ébullition d’un tel homme, en proie à cette situation extrême. Pierre-Isaïe Duc représente peut-être la partie la plus brute de Messner. Celui qui avance, qui physiquement ne lâche rien, dans une forme d’acharnement. Céline Goormaghtigh incarne davantage la conscience technique, scientifique de Messner. Son pragmatisme dans les moments les plus déroutants.





Et puis, il y a vous.


En ce qui concerne ma «partition», elle reflète sans doute la part d’enfance de Messner. Son côté fougueux, la jeunesse qui transparaît chez lui lors de cette ascension (il n’avait que 26 ans). Bien sûr, ce sont des grands traits. Et chacune des trois voix a aussi ses failles, son mutisme. Comme si, pour survivre, il fallait des relais. Quand deux consciences flanchent dans le cerveau d’un homme, une troisième prend le relais pour survivre.

C’est pourquoi au plateau, nous suivons le cheminement de cette épopée en passant par différents états de jeu, chacun et chacune.

Il existe un coté funambule dans votre interprétation. D’où vient ce goût pour les équilibres fragiles?

J’aime travailler sur les fragilités tout humaines, ses complexités, ses failles, ses contradictions. On les retrouve ici chez Messner. Cette fragilité des êtres, cette tension entre ce qui vacille et ce tient debout malgré tout, ça m’intéresse toujours, qu’il s’agisse d’écrire ou de jouer.

Vous développez un rapport acoustique, organique à l’écriture scandée par la reprise de motifs, un tempo. Dans Ma Nouvelle Eloïse de Francis Reusser, où vous jouez le rôle-titre, le personnage du cinéaste évoque «le rythme comme la seule vérité du texte».


Quand j’écris, je cherche avant tout un tempo de la langue, une scansion, une certaine cadence. Je ne sais pas faire autrement. J’écris à voix haute, à l’oreille. Et je construis mes récits en marchant dans la nature, la plupart du temps. L’écriture pour moi, tient plus de la partition musicale que de l’objet littéraire. J’écris assez rapidement mais je peux tout d’un coup m’attarder longtemps sur une phrase, si elle ne sonne pas «comme je veux».

Au détour du court, Les Adieux<, de Francis Reusser, votre personnage dit face caméra, «les images sans corps, c’est une petite mort». Sur les rapports entre images et corps dans Versant Rupal.


Les images, c’est Olivier Werner qui les a orchestrées, avec toute l’équipe de création bien sûr. Il n’était évidemment pas question de faire semblant de grimper une montagne ou de sortir des piolets… incarner de façon plus ou moins réaliste des alpinistes à plus de 8000 mètres aurait été impensable. L’idée dramaturgie première, c’était d’assumer pleinement la dimension de récit choral, et de permettre à chaque spectateur et spectatrice d’imaginer, par les mots, sa propre fiction de l’histoire.

Dans la mise en scène, nos mouvements et nos déplacements restent assez sobres. La mise en place des quatre corps dans l’espace de jeu peut évoquer des situations; une silhouette éclairée en contre-jour, par exemple, peut furtivement symboliser un personnage. Mais toujours de manière allusive.





Comme dans votre pièce Baromètre, il y a la volonté de tout verbaliser, comme une pensée qui se dit dans le même temps de son surgissement.

Comme dans Baromètre, je m’amuse à mettre le volume sur la pensée de mon personnage. Ça pense à voix haute. À plus forte raison dans un monologue – et Versant Rupal en est un, en dépit de ses quatre interprètes – la personne qui parle est toujours en dialogue intérieur. Qu’elle parle à son auditoire ou se parle à elle-même, d’ailleurs.


Le paysage musical réalisé live débute par un lancinant cliquetis pour se ramifier comme un vrai acteur de l’épopée.

Dès le départ, j’avais imaginé ce spectacle pour trois voix et un percussionniste. Didier Métrailler est un musicien extrêmement complet et inspiré, qui peut aussi bien évoquer l’attente interminable du camp de base, la présence hallucinée d’un autre alpiniste que l’ambiance des villages pakistanais… La musique est un quatrième personnage dans ce spectacle.

La scénographie est à la fois ramassée et éclatée alors que votre texte évoque Pierre Soulages dans cette nuit très présente dans l’expédition himalayenne.

La scénographie de Diane Thibault est en quelque sorte une sorte de Nanga Parbat éclatée, presque spectrale.
Dans le texte, l’évocation à Soulages est une simple image. Je ne suis jamais montée à 8000 mètres, je suis donc forcée d’imaginer mon propre paysage… et dans ces déplacements nocturnes, sinueux, j’ai imaginé ces deux frères un instant perdus sur une toile de Soulages.

Pouvez-vous évoquez certains spectacles de la saison du Casino Théâtre de Rolle que vous co-dirigez avec Lucie Rausis et son esprit?

Avec Lucie, on a concocté cette première saison aux coups de cœur. Toutes les deux, on voit des spectacles de genres très varié, avec énormément de curiosité, et c’est cette curiosité-là que nous aimerions partager au public. On aime les spectacles qui cultivent un sens du décalage, de la dérision, les spectacles qui bousculent, qui font rire tout un public d’une seule bouche… et qui laissent une trace sensible après la représentation.

Et concrètement…

S’il fallait évoquer certains spectacles, je parlerais plutôt des créations qu’on découvrira en même temps que vous, et ça c’est excitant: la saison débutera par Parole en l’air, un jeune duo épatant de drôlerie, spécialisé dans le main à main et les jeux icariens. La vibrante chanteuse Maria de la Paz créera son prochain spectacle-concert avec de nouvelles compositions toutes personnelles.

Le metteur en scène Matthias Urban se lancera, lui, dans une comédie sociale burlesque, en immersion dans un supermarché: Superflu. La comédienne et autrice Alexandra Gentile présentera son premier spectacle jeune public Dans ma tête, un voyage onirique dans le cerveau d’une petite fille en quête de ses peurs. Et pour finir, le collectif Duncan nous plongera dans les coulisses d’un groupe de musique avec leur spectacle Band(e) à part!

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Versant Rupal, les 14 et 15 septembre au Casino Théâtre Rolle

Informations, réservations:
https://www.theatre-rolle.ch/programme/versant-rupal/

Mali Van Valenberg, texte
Olivier Werner, mise en scène
Avec Pierre-Isaïe Duc, Céline Goormaghtigh, Mali Van Valenberg
Didier Métrailler, musique live
Diane Thibault, scénographie