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Etats de Grace

Publié le 18.09.2020

 

Le diptyque SANS GRACE / AVEC GRACE (L’Arsenic du 22 au 27 septembre) est le fruit de la rencontre entre l’actrice genevoise de parents rwandais, Kayije Kagame, révélée par Robert Wilson dans Les Nègres de Jean Genet et la comédienne Grace Seri très présentes sur les scènes parisiennes. Le premier volet est un solo privilégiant l’immobilité de Kayije. Ceci pour mieux percevoir les mots en fusion de Grace. Le second les réunis sur une scène colorée dessinant les loges et la fabrique d’une présence à la scène. Le diptyque est une immersion dans l’univers polysémique des deux actrices et de leur rapport intime au métier. Elles interrogent l’assignation à une catégorie, la stagnation des codes esthétiques et l’invisibilité qu’endossent les personnes racisées dans les milieux culturels.

Le récit de Grace Seri roule sur son prénom, sa quête de sens, la scène initiale des Bonnes de Genet refigurée depuis le souvenir d’une audition. Alors que montent jingle de la Warner et lointains roulements de tambour, la création met en doute le spectaculaire, la relation du rôle au costume, l’absence comme présence renouvelée. Conversation avec l’artiste et interprète Kayije Kagame.

 

Comment est né ce diptyque?

Kayije Kagame: C’est un projet mené et coécrit aux côtés de Grace Seri. Il s’est tissé longuement avec le temps et nos vies communes. Pour la genèse, j’ai rencontré cette actrice parisienne lors d’une audition pour Les Bonnes de Jean Genet. Si nous avons été prises, le projet ne s’est finalement pas concrétisé. Le Festival lausannois Les Urbaines m’a alors proposé une carte blanche pour réaliser une performance.

Grace est entrée entre-temps dans la distribution des Sorcières de Salem, pièce d’Arthur Miller montée par Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville. Conjointement nous avons effectué un travail de résidence autour d’un solo, partageant nos parcours et désirs. Dans le sens, qu’est-ce que jouer? Qu’avons-nous envie de mettre en jeu? Aussi passionnant soit-il, le métier d’actrice demande d’être au service du désir d’un.e metteur.e en scène. Cette opportunité était donc l’occasion de créer notre propre espace de jeu.

 

 

Et pour la forme de ce récit oral fragmenté et kaléidoscopique?

Au fil des répétitions, un déclic se cristallise autour de l’exercice de la logorrhée que nous avons mené à tour de rôle, dans un rapport de travail voulu horizontal. Parler sans butée favorise l’apparition d’une forme de transe faisant intervenir l’inconscient. Grace s’est montrée très forte à cet exercice. Elle parvenait à révéler une parole poétique et concrète, atteignant une incroyable présence tant dans le corps que le texte.

Grace partie, j’ai tiré un solo de la matière traduite par écrit et débouchant sur une publication SANS GRACE, publiée aux Edition Clinamen. Le lancement du livre est prévu à l’Arsenic le soir de la première de SANS GRACE, le 22 septembre. Grace y assistera pour la première fois. L’absence de l’actrice dans ce premier volet justement intitulé Sans Grace, ce sont les circonstances qui l’ont orchestrée. Et non une volonté dramaturgique initiale.

 

Quelle est la finalité de la création?

Ce que je voulais convoquer tient en une interrogation: Comment s’emparer de l’absence d’une actrice, Grace Seri, et restituer au plus près sa voix? Comment se soustraire au spectacle tout en étant sur scène? Que signifie disparaître lorsqu’on est présente face à un public?

J’ai cherché une possibilité d’outrepasser cette notion de spectaculaire dans l’épuisement du jeu par la parole et par une mise au point d’exercices exigeants permettant d’atteindre des seuils d’intensité par la parole seule.
Le cinéaste Hugo Radi nous a accompagnées tout au long de cette recherche du hors champs avec son dispositif sonore.

 

 

Et Grace, comment s’est-elle livrée à cette lave verbale très dessinée?

Avec Grace, on se retrouve comme à bord d’un train qui file, s’arrête, tombe en panne, repart. A la manière d’une poétesse et sa maîtrise prodigieuse de l’oralité, Grace arrive à convoquer des endroits voisins de l’Absurde. A la fois comique et tragique. On la sent immédiatement habitée, possédée.

 

Un exemple?

Dans son texte, Liliane, un personnage se construit et déconstruit uniquement par la parole. Le récit arpente le détail, la miniature ciselée façon délicate porcelaine logée dans le tiroir du bas. Grace joue aussi sur son prénom, par glissements sémantiques, libres associations, intonations lorsque sa mère l’appelle. Pour mettre au jour ses déclinaisons multiples passant par Grace… Kelly. Qu’est-ce que la grâce? Ainsi entend-on: «j’ai regardé sur étymologie sur Wikipédia mais j’crois que un moment j’vais avoir une fulgurance et je saurai comment incarner la grâce».

 

 

De quelle manière découvre-t-on Grace?

La seule voix de Grace infuse alors l’espace sans un visuel corporel et spatial. Elle n’est physiquement pas là. Et sa présence ne doit ainsi pas transiter par la mienne qui essaierait de la jouer, la passer ou la transfigurer. Mais à travers un état de vie brut émanant de son vécu, la manière dont sa mère et son père l’appelaient, par exemple. On la découvre par sa voix et par la mienne.

 

Parlez-nous de la dimension sonore.

J’aime écouter la radio, les podcasts, les notes vocales. Ainsi Les Pieds sur terre sur France Culture (n.d.l.r.: espace de libre expression pour anonymes qui cartonne depuis 17 ans). Des histoires de vie souvent proches de la fiction qui développent tout un art du pas de côté.

On découvre plus en profondeur une personne qu’on prend le temps d’écouter. Ainsi, disparaître sur scène permet de percevoir Grace, de l’imaginer, elle, ainsi que tous les personnages qu’elle tisse au fil de sa parole.

 

Et pour AVEC GRACE?

C’est un processus très différent de SANS GRACE qui est à l’oeuvre pour la présente, AVEC GRACE. L’actrice doit réapprendre son texte enregistré avant de l’éprouver au public. Autant SANS GRACE marque l’épure, l’absence de représentation, de couleurs et costumes. Autant AVEC GRACE challenge la scène en présence de la comédienne et de complices: Ismaël Taha dans le rôle de Marvin M’toumo - actuellement finaliste du Festival d’Hyères en design mode et accessoires et qui signe les costumes - Jerlyn Heinzen dans le rôle de Clara Vischel au make-up, Hugo Radi au son et moi. Chacun.e joue et se joue de son propre rôle. Tout comme dans SANS GRACE, d’ailleurs.

Le diptyque, ce sont des textes fragmentés, spontanés, drôles parfois. Ils forment une authentique écriture et poésie de l’inconscient. Tout se joue par la forme et le matériau brut. D’où leur publication rendue sans ponctuation et au mot près en édition bilingue.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

AVEC GRACE / SANS GRACE, un dyptique de Kayije Kagame à découvrir du 22 au 27 septembre 2020 à l’Arsenic, Lausanne

Sans Grace, les 22, 23, 26 et 27 septembre
Avec Grace, les 24, 25, 26, 27 septembre

Renseignements, réservations:
arsenich.ch

Portrait Kayije Kagame © Hugo Radi
 


 

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