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En eaux troubles

Publié le 06.11.2023

Dans une mise en scène d'Eric Devanthéry, Un Ennemi du Peuple (1883) d'Henrik Ibsen offre une tragi-comédie satirique évitant le manichéisme pour explorer des questions environnementales et politiques. A voir le 30 novembre au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains

L'histoire gravite autour des thermes contaminés par des matières organiques en décomposition. Le Dr. Thomas Stockmann, lanceur d'alerte malgré lui, se confronte à sa sœur, la Maire Petra Stockmann, qui défend l'économie locale au détriment de la vérité sur l’impact délétère des rejets d’industries sur un biotope et la santé de curistes. La pièce aborde la tyrannie de la majorité, l'apathie face à la crise environnementale, et la résistance à la vérité.

La scénographie de Julien Brun crée une atmosphère de décomposition, reflétant l'indifférence générale face aux catastrophes environnementales. La pièce est portée par des ritournelles musicales variées et un jeu d'acteurs inspiré. Eric Devanthéry propose une adaptation moderne de la pièce, soulignant sa pertinence dans un contexte de crise sanitaire et climatique actuelle. Un Ennemi du Peuple explore des thèmes universels tout en abordant des théories complotistes en résonance avec les enjeux contemporains. Rencontre avec le metteur en scène.


Qu’avez-vous retenu en premier lieu de la pièce?

Eric Devanthéry: L’incroyable modernité du propos écologiste avant l’heure. Elle annonce certaines dérives néolibérales et souligne le cynisme pragmatique de figures politiques. J’ai procédé à une nouvelle traduction, remplaçant notamment le qualificatif de bourgeoisie par classe moyenne tout en ramenant à un vocabulaire contemporain pour des sujets d’une brûlante actualité. Ceci d’autant plus lors de la création de la pièce au Théâtre de l’Orangerie, au sortir de la phase aigüe de la pandémie.



Au plateau, vous avez créé une atmosphère de déréliction qui suinte de partout évoquant de loin en loin les univers de Blade Runner et Stalker au cinéma.

D’un point de vue scénographique, je souhaitais rendre compte de manière physique, organique et plasticienne d’un état de décomposition avancé du monde dans lequel évoluent les protagonistes de la pièce. Mais qui est aussi le nôtre.

Un bassin contenant dix centimètres d’eau décompose progressivement du carton. Des fumées s’échappent alors qu’une matière mousseuse s’écoule du plafond. Face à cet état de décomposition avancé, la plupart des personnages soutiennent que tout va bien ayant déjà accepté cette situation de déréliction. Toute ressemblance avec notre époque n’est ici pas du tout fortuite.

La pièce est à la fois une tragédie familiale, sociale et environnementale.

Dans ma version de la pièce, j’ai inversé le rapport de pouvoir dans le binôme formé par le Dr. Stockmann et sa sœur qui est Magistrate de la bourgade polluée alors qu’il s’agit de deux personnages masculins dans la pièce d’Ibsen. Cette situation oppose le caractère visionnaire du frère qui a eu lors de son exil au Nord de la Norvège l’idée de relancer le développement de la petite ville où il a grandi. Ceci en y créant des bains thermaux. Des curistes étant tombé malades, Thomas Stockmann a diligenté des analyses poussées de l’eau qui révèlent la présence de matières fécales et autres bactéries.

Devenue Maire de la cité, sa sœur réfute les allégations de son frère sur la contamination de ces bains par des déchets rejetés par les usines de leur père. Car ces bains sont devenus depuis essentiels à la prospérité de l’endroit. Face à l’alerte de son frère, elle agit au nom du libéralisme économique érigé en dogme absolu.





Comment avez-vous abordé le personnage de Thomas Stockmann tentant d’alerter sur la pollution de la région?

En vain, ce docteur a tenté de sensibiliser sa sœur au péril environnemental. Se heurtant au pragmatisme politique de la Maire, qui se refuse à des investissements vus comme colossaux pour assainir la situation, il en appelle à un journal local et au peuple. C’est un nouvel échec. Ce protagoniste animé de motivations sincères et justes va passer du statut de lanceur d’alerte à celui de bouc émissaire et paria de la société. Au-delà des situations d’intoxication et de délitement sociaux, nous assistons à un autre processus aussi à l’œuvre aujourd’hui. Songez à certains lanceurs d’alerte à l’image d’Assange ou Snowden. Ils furent finalement rejetés par une partie des personnes qui les ont loués.

Il existe une forme de dérive vers un extrémisme pro-environnemental inquiétant chez lui.

Incontestablement ce personnage-clé se radicalise. Mais malgré ses paroles terribles, violentes et puissamment égotiques - «Qu’on rase ce pays, qu’on extermine ce peuple» - alors qu’il est défait et seul contre tous et toutes, il ne me semble pas clairement dériver vers une forme d’eugénisme. Pour mémoire nous sommes ici dans ce quatrième acte essentiel d’une pièce en comptant cinq. Thomas Stockmann y convoque une Assemblée populaire afin de tenter d’emporter la conviction et l’adhésion des citoyen.es à des constats environnementaux indéniables. A ce moment, les comédien.nes se retirent pour épouser la condition du public du spectacle.

Que se passe-t-il alors?

On assiste à une forme de quasi-autosacrifice du docteur. Le personnage glisse ainsi dans une folie vertigineuse. La mise en scène renforce ce sentiment d’isolement du médecin dans sa folie. J’ai fait en sorte que les autres personnages rejoignent le public en observant le tribun désespéré qu’est devenu Stockmann.

On peut donc légitimement comme spectateur.trice, se sentir mis à l’écart par des excès de langage d’une cause environnementale et de santé publique cruciale. Qu’est-il alors encore possible de sauver? La ville et sa prospérité économique? Le lanceur d’alerte, qui a sincèrement voulu le bien de sa communauté, d’abord en créant les bains thermaux puis en mettant le doigt sur les problèmes écologiques générés?

Il finit isolé. Avec toutefois son épouse qui, malgré son licenciement dû à l’affaire, renonce à s’exiler aux Etats-Unis, et reste à ses côtés.





Thomas Stockmann prétend que «l'homme le plus fort du monde est aussi celui qui est le plus isolé».

Cet homme à la fois le plus seul au monde et le plus fort correspond à un état où il n’a plus nulle bouée à laquelle se raccrocher. Le personnage tente de ne pas se noyer en s’accrochant à lui-même. Il est maintenant maculé par le carton du décor qui ramollit et désagrégé par une eau stagnante et la pluie artificielle forme une sorte de boue. A cet instant de la pièce, Thomas Stockmann en devient pathétique.

La fin reste ouverte au sein de la famille Stockmann...

La figure de l’épouse est plongée dans une double contradiction. Elle va encore donner la vie après avoir tenté de sauver son mari en allant voir un journaliste. Résistante, résiliente et combative, cette femme forte tente de sauver son couple et sa famille de l’opprobre public, dont la famille de Thomas Stockmann fera les frais. Le médecin perd sa clientèle et son épouse son poste d’institutrice. Elle garde au final toute la lucidité que son époux n’a plus.

Sur la figure du beau-père...

Dans le cas du beau-père de Thomas Stockmann, il s’agit de l’homme dirigeant les usines polluantes. On est dans cette pièce dans le domaine domestique le plus intimement ouvert sur la Cité. Les rapports familiaux et de transmission sont reliés aux enjeux plus généraux de l’environnement et de la politique.

Leur impact sur nos vies ramène à cette interrogation qui nous concerne toutes et tous: Que fait-on maintenant face à aux urgences préoccupantes, qu’elles soient climatiques, sanitaires et sociales?

Mais encore.

Ce personnage qui possède la tannerie cause de la pollution des eaux s’oppose à Thomas Stockmann depuis le début. Il finira par le naufrager financièrement. J’ai tenu à ce qu’une tendresse puisse se manifester entre lui et le médecin.

Ceci en dépit des mots durs que son beau-père, Morten Kiil, lui adresse: «Tu as dit hier que les pires saloperies venaient de mon usine. Mais si c’était vrai, alors mon grand-père et mon père avant moi et moi-même, nous aurions, durant toutes ces années, souillé la ville, comme trois anges exterminateurs. Crois-tu que je laisserai cette honte peser sur moi?»

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
interview mis en ligne une première fois à l'occasion de la présentation du spectacle à la Comédie de Genève, début novembre


Un ennemi du peuple

Henrik Ibsen, texte - Eric Devanthéry, adaptation et mise en scène
Avec Pierre Banderet, Sven Devanthéry ou Adam Rivolta, Xavier Fernandez Cavada, Rachel Gordy, Léonie Keller, David Marchetto, Pierre Spuhler


Le 30 novembre au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains
Information, réservations:
https://www.theatrebennobesson.ch/programme23-24/un-ennemi-du-peuple