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Dans la nuit animale des forêts

Publié le 28.12.2022

Une enfant délaissée est élevée par une bête en forêt. Face à la violence, elle ne pourra trouver sa place ni dans la compagnie des hommes ni dans celles des animaux. A l’allure de conte, Je suis la bête d’Anne Sibran voit son adaptation pour la scène montée et passée par Julie Delille.

La pièce est à l’enseigne de la Grange de de Dorigny du 11 au 14 janvier 2023. Assorti d’un fin travail sur la voix et sa diffusion, ce spectacle forant l’invisible et l’inconscient, invite à mesurer la faille entre une humanité colonisatrice du vivant et le règne du non-humain.

Par le filtre d’une langue âpre, sensorielle et poétique, nous sommes immergés dans l’esprit de la jeune Méline abandonnée à deux ans par ses parents dans un étroit placard. Avec pour seule présence, une chatte. Entre réminiscences hantées et présent troublé, fiction et réalité, la lisère est continument redessinée. Un univers d’évanescence jouant avec le silence. Rencontre avec la femme de théâtre Julie Delille.



Qu’est-ce qui vous a intéressée dans le récit d’Anne Sibran?

Julie Delille: A sa lecture, un monde s’est subitement ouvert. On peut parler de sidération tant il existe un avant et un après à cette découverte. J’ai eu le sentiment d’être plongée dans un univers extrêmement familier, comme si je le connaissais depuis toujours. Souhaitant devenir le médium de l’œuvre, j’ai développé une position de passeuse du récit.

Ma familiarité avec le récit découle d’un rapport à l’invisible. C’est un rapport sensoriel au monde que j’avais l’impression d’éprouver depuis longtemps. Cela passe par des sons, le toucher, les odeurs perçus dans cette forêt que je pouvais appréhender dans l’écriture. C’est un livre-monde à expérimenter et à la langue indocile et sauvage. 



Vous avez travaillé avec l’auteure?

Oui, nous avons œuvré ensemble pour ce qui est une adaptation sans en être une. Il y a ainsi peu de réécriture, voire aucune. Ce sont plutôt de petites touches amenées par Anne Sibran à des endroits précis, par souci de cohérence. En revanche, j’ai beaucoup retiré à l’histoire originelle jusque dans la version que l’écrivaine m’en a donné. D’où ce besoin de mettre du silence pour rendre le récit plus envisageable à la scène.

Il s’agit d’une forme de passation de ce qui est l’essence de cette œuvre, sa part de mystère, d’opacité. Comme passeuse et metteure en scène, je me situe entre la tête et la main de l’auteure. Ce qui m’intéresse de capter du geste de l’écriture, c’est précisément ce que l’œuvre ne dit pas.

Le travail sur le texte s’est effectué en un site singulier.

Ce qui m’a intéressée avec Anne Sibran, c’est de passer une semaine dans la maison de George Sand, à Nohant. Elle se situe à 20 kilomètres du lieu où est implantée ma compagnie du Théâtre des Trois Parques. Nous sommes au cœur du Berry, dont les paysages et ce qui en émane m’ont fortement imprégnée.

Que l’on songe à ce pays pauvre, de bouchures (murs végétaux et haies vives), chemins creux et brume. Un pays que l‘on dit volontiers sorcier. C’est précisément la rencontre entre cette terre et les œuvres travaillées qui donne cette saveur singulière à nos spectacles.

Dans un texte de présentation, vous citez le metteur en scène français Claude Régy: «Le silence est un langage, non pas un arrêt du langage. Il nous permet de rentrer en relation avec les abîmes de chacun et l’animalité.» Quel est votre rapport avec son théâtre du dépouillement et de l’ascèse?

Tant le travail, la recherche et les espaces que Claude Régy a découvert et arpenté sont semblables à ceux que j’ai envie d’explorer. Mais je ne cherche nullement à en réaliser un pastiche voire une copie. Nombre de personnes ayant vu le spectacle font la comparaison avec l’approche de Régy. Cela m’honore sans avoir chercher ce lien.





Est-ce qu’avec les niveaux de lumière très bas de la pièce, moins voir, c’est mieux percevoir?

Absolument. Retrancher un sens actuellement trop sollicité comme celui de la vue, c’est permettre à l’imaginaire de se développer aussi par le paysage sonore. Le personnage principal de Je suis la bête est ainsi moins cette petite fille que la forêt. Or, il m’est impossible de rendre cet espace par une scénographie réaliste.

J’ai fait en sorte que cet espace de la forêt puisse permettre au public d’enclencher son imaginaire avec le concours d’Elsa Revol aux lumières et de Chantal de la Coste pour la scénographie notamment. De sorte que couper en partie le sens de la vue tout en proposant des sons permet à l’imagination de chacun.e de recréer sa forêt intérieure, fantasmée ou réelle.

Sur l’atmosphère sonore.

Le travail audio a été réalisé par Antoine Richard, compositeur sonore qui a saisi les matières et textures proposées tout en spatialisant le son. On est ainsi plongé dans le placard, la forêt, suivant la petite Méline dans ses aventures tout en étant au plus près de son ressenti. Et du coup, la comprendre peut-être mieux.

De fait, on peut l’appréhender par notre part un brin plus animale à travers l’ouïe et le son. Cela permet sans doute aux personnes du public de se reconnecter et de ressentir que l’instinct vit très fort en eux. Ce que nous venons solliciter en représentation? La part animale qui se love en chacun.e de nous. On ne pouvait passer ce spectacle sans jouer le jeu du sensoriel tout en fuyant l’illustration. Cela se passe lorsque l’on diffuse, par exemple, un ronron de chat que l’oreille humaine peut percevoir à des niveaux très fins. Ou que la personne peut ressentir dans son corps sans pour autant l’identifier.





Comment vous êtes-vous saisie de ces mots sensoriels?

Il ne faut rien de trop dans le passage du texte. Depuis la diction que l’on perçoit dans les teasers tournés avant la création et qui ne reflètent pas le spectacle actuel, mon phrasé s’est beaucoup simplifié. En se travaillant de l’intérieur, le spectacle s’est peaufiné, patiné. Dès les origines, il existait toutefois cette radicalité d’un corps très précis dans ses gestes. Mais aussi des moments d’immobilité.

Quant aux mots, ils sont entourés d’un silence palpable permettant qu’ils se déploient vraiment. Par ailleurs travaillant avec des comédiens, je leur demande plutôt d’enlever et pas de faire. Ceci afin de laisser les mots se déposer dans leur corps.

Sur le jeu avec vos cheveux ensauvagés.

C’est drôle, mais la chevelure est un support de projections. Il se trouve que j’ai des cheveux extrêmement longs. Et volumineux, s’ébouriffant, voire s’allongeant dans ce que le public peut tricoter avec le spectacle, au fil du temps qui passe dans la fiction. Peu pratiques dans la ma vie, ils me servent uniquement au plateau. Un écho dans le texte se lit dans le désir de Méline d’avoir une queue. A ses yeux, en manquer, cela fait qu’elle ne sera jamais entièrement une bête.

Car ce que symbolise une queue dans son entourage et les animaux qu’elles croisent – chatte, blaireaux – c’est précisément qu’ils sont pourvus d’une queue. Dans le livre et non dans la pièce qui n’en conserve que le 30% du contenu, on découvre que lorsque la chevelure de Méline est coupée par les humains, elle a le sentiment d’avoir la peau arrachée.

Méline est abandonnée à deux ans dans un placard. «Avec le corps pendu derrière, comme un petit chiffon», entend-on. Sur cette enfant du placard...

Le démarrage du spectacle est toujours un moment fort. Les gens sont alors comme plongés fictionnellement dans le placard. Certaines personnes vivent donc très intensément cet épisode. Je passe cette rude maltraitance dramatique dans une grande douceur et bienveillance. Ceci pour que les personnes acceptent de nous suivre dans cette aventure. Je consacre ainsi un temps conséquent à travailler cette relation par l’écoute et l’échange, la douceur et le silence ainsi que les propositions sonores.

C’est un pur moment d’initiation pour cette petite fille. Lorsque les gens ouvrent un pareil récit de l’ordre de l’émotion, il faut prendre un soin extrême à ce que cette rencontre sensible avec l’œuvre ne soit ni abimée et violentée. A l’issue de ce spectacle, les gens nous confie qu’il en reste quelque chose de très profond en eux. Parfois des années après.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Je suis la bête
Du 11 au 14 janvier à La Grange - Arts et Sciences - UNIL, Lausanne

Anne Sibran, texte d’après son roman Je suis la bête (Gallimard)
Julie Delille, mise en scène et interprétation
Théâtre des trois Parques

Informations, réservations:
https://www.grange-unil.ch/evenement/je-suis-la-bete/

En relation avec le spectacle: à l’issue de la représentation du jeudi 12, rencontrez l’équipe artistique