Comédie dramatique en apesanteur

Il y a Sam Beck, star à bout de souffle, et Carl Persson, admirateur oublié, porteur d’une blessure ancienne.Tout semble simple, presque anodin. Mais le dispositif du spectacle est aussi beckettien qu’ironique et existentiel: l’espace clos, le temps suspendu, les mots qui finissent par s’échapper.
Qu’est-ce qu’exister dans le regard de l’autre? Sam, enfermé dans sa gloire, ne voit pas Carl; Carl, consumé par son besoin de reconnaissance, ne voit plus le monde. Entre eux, la neige, le vide, le silence.
Et puis, ce «merci» que Carl est venu chercher - infime, dérisoire, mais vital - devient l’enjeu d’une humanité tout entière. Ami(s) est une pièce qui nous hante, parce qu’elle parle de nous. De ce désir fou d’être aimé pour ce que l’on est, et de la peur de n’être, au fond, que ce que les autres voient.
La pièce avance sur un fil, oscillant entre comédie et douleur, ironie et confession. Le dialogue claque comme une mise à nu: derrière la farce de la célébrité se dévoile une fable sur la fragilité des êtres.
Au gré de cette comédie douce-amère si ce n’est parfois âpre, Yasmine Char est fidèle à son art de la tension et du silence, métamorphosant un simple trajet en parabole de nos vies suspendues. Ce bref instant où, l’espace d’un regard, nous croyons enfin exister.
Cet art, l’auteure franco-libanaise l’a développé au fil trois pièces et quatre romans. Trois d’entre eux figurent au catalogue de la nrf de Gallimard incarnant prestige, qualité littéraire et soutien d'une institution ayant façonné une part non négligeable de la littérature contemporaine.
La création de Ami(s) est proposée à l’occasion du départ de Yasmine Char de l’Octogone de Pully, qu’elle a dirigé durant quinze ans
Entretien
La pièce s’ouvre dans une télécabine, entre ciel et terre, solitude et vertige. Est-ce pour vous une métaphore du théâtre lui-même, cet espace clos où l’on ne peut fuir que vers soi ou vers l’autre?
Yasmine Char: J’avais pensé à un restaurant à la base, une rencontre de fin de soirée et donc très loin de la télécabine suspendue entre ciel et terre mais l’idée n’a pas fait long feu.
Il m’est apparu très vite qu’un espace plus vaste qu’un restaurant s’avérait nécessaire car j’avais dans la tête l’image d’une page où des mots s’écriraient et/ou seraient raturés, comme un déroulement de la vie en somme avec pour fond sonore la citation de Samuel Beckett: «Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.» L’étendue de neige m’a semblé répondre le plus fidèlement à ce cahier de charges en quelque sorte.
La télécabine a constitué alors une évidence qui permettrait de se confronter au vertige de l’existence. Voilà l’explication littéraire. Du point de vue ludique, c’est toujours le même ressort dramaturgique: mettre deux personnes dans un espace où il est impossible de sortir et attendre de voir ce qu’il en découle.
J’avoue donc ne pas avoir songé à la métaphore du théâtre d’autant plus que je partage une autre approche que celle proposée dans la question dans le sens où le théâtre est un espace clos où je m’ouvre plutôt que fuir.
J’ai eu envie de raconter une amitié impossible entre deux hommes et de décortiquer le mécanisme de disqualification sociale par rapport au système normatif. Derrière son apparente légèreté, une forme de classicisme (le méchant/le gentil; le riche/le pauvre), Ami(s) parle d’un mensonge, d’une trahison.
Il y a une violence enveloppée dans une forme de badinage - un soleil radieux, un paysage de carte postale - alors que ce qui se joue entre ces deux hommes est en quelque sorte tragique.
Je suis toujours à la recherche de la part d’humanité qui sommeille en chacun de nous et refuse d’abdiquer devant la froideur/bêtise/cruauté. D’ailleurs, ces deux hommes finissent par se trouver à leur façon. Il y a un modus vivendi qui s’installe et qui permet une respiration.
Actuellement en répétition, Thierry Romanens et Nicolas Rossier incarnent les rôles avec une grande justesse car l’étincelle jaillit de leurs différences. Je ne pouvais mieux rêver que ces deux comédiens très intelligemment choisis par la metteuse en scène Sandra Gaudin.
Souvent, les choses démarrent pour moi comme un jeu. Ici, c’est le fantasme de s’introduire dans la tête des gens pour savoir ce qu’ils pensent. Je n’arrête pas d’imaginer les vies d’inconnus croisés dans les transports publics, de noter les réactions des uns et des autres.
En l’occurrence, ce début de pièce est une tactique qui permet de diffuser des informations pour planter un décor d’une certaine façon. Mais ce n’est pas sans risque car un monologue peut devenir assommant avec le risque de perdre l’attention du public.
La trahison est un thème qui m’intéresse en effet pour les nombreuses bifurcations qu’il peut emprunter: trahison des attentes, des espoirs, des relations, mais aussi trahison quand on renonce à ses aspirations de jeunesse par exemple. Il y a chez l’être humain cette réticence tout à fait compréhensible de se brûler les ailes.
Pour l’observatrice que je suis, cette danse autour du feu est intéressante à analyser. Pour l’idéaliste, elle est parfois douloureuse.
Du point de vue plus personnel, le fait de devenir orpheline à l’âge de neuf ans a scellé mon pacte avec le thème de la trahison. Quoi de plus marquant que cet abandon de la part de parents supposés être à nos côtés?
Mais chose étrange, aucun de mes romans ni pièces de théâtre n’ont été abordés aussi frontalement. Je ne me suis jamais dit: je vais écrire sur la trahison. C’est venu naturellement. Et maintenant que vous me posez la question, je promets de passer à autre chose.
C'est justement cette idée de mirage qui m'intéresse: l'amitié comme quelque chose qu'on croit saisir, mais qui se dérobe constamment. En faisant circuler le mot «ami» dans la pièce, je voulais montrer comment on l'invoque parfois comme un talisman, une garantie de ce qui nous lie - alors que ce lien reste fondamentalement insaisissable.
L'amitié, contrairement à d'autres relations, n'a pas de cadre institutionnel. C'est cette absence de définition claire qui en fait à la fois sa beauté et sa fragilité. On y projette énormément: des attentes, des besoins, des silences aussi.
Et c'est dans ces zones d'ombre, justement, que se joue quelque chose de très vivant – et parfois de douloureux. Ce qui m'a guidée, c'est l'idée que l'amitié se construit autant dans ce qu'on se dit que dans ce qu'on tait, dans les malentendus qu'on laisse flotter, dans les blessures qu'on choisit de ne pas nommer.
Le mot «ami» devient alors une sorte d'incantation, un voile qu'on pose sur une réalité bien plus trouble, bien plus ambivalente.
Je crois au rire comme possibilité de déposer quelques instant le fardeau de nos angoisses pour y trouver une forme de légèreté et de complicité avec d’autres personnes qui nous sont pourtant étrangères. Ces connivences nous font du bien, nous relient les uns aux autres.
C’est d’autant plus vrai quand on a vécu la guerre (référence: Guerre du Liban, 1975-1990).
Les films de Nadine Labaki dont j’aime beaucoup le travail portent indéniablement cette marque de fabrique. Tourner les choses en autodérision est un recul salutaire pour éloigner l’horreur.
Cela a été la façon commune de tout une population de tenir durant ces années de guerre et qui a engendré cette nouvelle sorte de langue que nous sommes seuls à comprendre.
Avec La Gale d’origine libanaise, qui a accepté une petite scène dans la pièce, notre complicité est immédiate dès que nous ouvrons la bouche car l’humour va se nicher même dans notre phrasé.
J’adore qu’elle soit là parce que son énergie est électrique. Elle fait partie de la même famille que Virginie Despentes et Béatrice Dalle que j’ai accueillies pour un spectacle musical autour de Pasolini.*
La danse s'est infiltrée partout dans mon travail, presque malgré moi. Je l'ai pratiquée longtemps et elle a laissé des traces plus profondes que je ne le pensais - dans ma façon d'écrire, de concevoir le théâtre, de programmer à l'Octogone. C'est d'abord une question de rythme et de corps.
Quand j'écris, je cherche une cadence, une respiration. La danse m'a également appris que le sens ne passe pas que par le langage, qu'il y a une vérité dans le geste, dans ce qui échappe aux mots.
Dans ma programmation à L’Octogone, ma fidélité à la compagnie de danse Linga témoigne de cette attirance pour un théâtre qui s'incarne. La danse va au-delà du texte, elle touche à quelque chose de plus archaïque, de plus direct. Elle dit la fragilité, l'intensité, la perte, sans avoir besoin de les expliquer.
Ces citations portent cette empreinte dansée: l'idée que nos existences sont des chorégraphies éphémères.
La danse m'obsède parce qu'elle est à la fois pleine présence et disparition immédiate. Comme la vie, finalement.
Ami(s)
Du 30 octobre au 2 novembre 2025 à L'Octogone, Pully
Yasmine Char, texte - Sandra Gaudin, mise en scène
Avec Thierry Romanens, Nicolas Rossier, Sandra Gaudin et La Gale
Informations, réservations:
https://theatre-octogone.ch/evenement/amis-creation
Autres représentations:
Les 6 et 7 novembre au Théâtre Nuithonie, Villars-sur-Glâne
Le 9 décembre aux Spectacles Onésiens, Onex
Le 11 décembre au Théâtre de Grand-Champ, Gland
* Le 21 septembre 2018, Yasmine Char choisit d’ouvrir la saison de l’Octogone avec Pasolini, lecture musicale de Virginie Despentes, Béatrice Dalle et du groupe Zëro. Un choix audacieux et inédit en Suisse romande à ce jour, ndr.