Sur les traces de Jeff Buckley

À l’affiche du Casino Théâtre de Rolle, du 30 octobre au 2 novembre et en tournée romande.
Loin du biopic ou du simple hommage à l’un de plus prometteurs auteur-compositeur-interprète étatsunien de sa génération, le spectacle est une traversée sensible, une archéologie de l'âme d'un artiste trop tôt foudroyé à 30 ans.
Entre rock, blues et jazz métissé, on y chemine aux côtés de la photographe Merri Cyr, dont l'œil a saisi la fragilité et la grâce artisanale du jeune loup de Greenwich Village, et l'on écoute, comme des confidences volées, les messages laissés sur les répondeurs d'une époque révolue.
La scène, un open space poétique fait de tapis et d'objets chinés, devient tour à tour le bar Sin-é, le studio d'enregistrement ou la chambre, épousant l'esthétique du bricolage précieux qui caractérisait Buckley lui-même. Le spectacle ne cherche pas à imiter, mais à incarner la vibration.
La formation musicale, où l'alto et la clarinette basse côtoient la guitare virtuose, tisse une toile subtile autour des chansons-culte. Les interprètes s’essayent à capter l'essence d’un art tuilant la recherche, l'imperfection assumée et la joie pure de la création.
Entretien avec Sophie Pasquet Racine - auteure, metteure en scène et l‘une des interprètes.
Chanteur et guitariste, Jeff Buckley a laissé un album studio de son vivant, Grace. Pourquoi, dans les années 1990, cet artiste vous a-t-il fascinée?
Sophie Pasquet Racine: C’est vrai que sa carrière a été fulgurante. Mais pour moi, cela dépasse nettement la simple question de la quantité de disques sortis.
Je me souviens très précisément du moment où, avec mon frère, nous avons appris sa disparition accidentelle par noyade à l’été 1997. Cinq jours d’incertitude avant l’annonce officielle: c’était un choc.
Grace nous avait déjà frappés de plein fouet. Il y a d’abord des chansons à la construction presque dramaturgique, pas de «couplet-refrain», mais une avancée linéaire qui s’embrase - Puis une voix sans équivalent... et, pour l’adolescente de 13 ans que j’étais (et pour mon frère, 18 ans), l’irruption d’un «ange rock».
La grâce de l’album, puis la brutalité de la disparition, ont cristallisé un drame intime.
Celle d’un éternel jeune homme, d’un chercheur insatisfait, jamais dans l’aboutissement. La vie a fait qu’il restera ainsi. Ce qui me pousse aussi, c’est l’envie de donner au public l’occasion de l’aimer.
Je trouve dommage de passer à côté de Jeff Buckley. Et malgré les thèmes tourmentés, sa musique m’amène énormément de joie. C’est cette joie saisie en plein vol que je voulais raconter.
Parce que son histoire démarre avec celle de Jeff Buckley. Leur lien - une relation puissante, complexe et parfois douloureuse - a façonné son image publique. Il impose Merri Cyr pour des clips, des pochettes, l’embarque dans l’aventure au moment où l’industrie se referme sur lui.
D’autres l’ont photographié, bien sûr, mais l’œil de Merri Cyr capte la fragilité, l’ironie, la joie artisanale du Sin-é et de ces bars où Jeff aimait improviser, se planter, sublimer.
Il y a aussi tous ces messages qu’il laissait sur les répondeurs (c’était l’époque), dont certains adressés à la photographe: entendre sa voix m’a aidée à construire leur relation sur scène. Écouter ces messages, c’est comme capter un peu de leur intimité, de cette confiance immédiate.
C’était un être musical dans sa chair. Il disait que, enfant, toute sonorité - le bruit d’une tondeuse, d’une voiture - devenait une harmonie dans sa tête. Il a étudié au Musicians Institute, Ecole de musique réputée à Los Angeles, mais les cours l’ennuyaient. C’était un autodidacte dans l’âme, capable de passer des heures dans sa chambre à travailler sa guitare. Sa musique est le résultat de cette absorption totale de toutes les sonorités qui l’entouraient.
Le rapport au père, est central et complexe. Tim Buckley* était un être profondément instable, décédé d’overdose à 28 ans. Il a toutefois publié neuf albums de son vivant. Comment l’abordez-vous?Tim Buckley a sorti son premier album sur le label des Doors. Ses influences mêlent folk, rock, rythm & blues, funk, soul, free jazz ainsi que musique expérimentale et psychédélique.
Le rapport à son fils est fait d’absence. Jeff, qui s’appelait Scottie Moorhead, a tardé à assumer le nom Buckley. Il disait: «Sacrifier mon anonymat pour un père qui m’a sacrifié pour sa gloire?».
C’est l’hommage à son père à Brooklyn en 1991 qui l’a révélé au monde new-yorkais.
Des gens comme Patti Smith, Robert Plant, étaient estomaqués par la ressemblance, à la fois physique et vocale.
Dramaturgiquement, c’est extrêmement riche avec ce fils qui entre en scène par la porte de l’héritage d’un père qu’il n’a presque pas connu.
Il s’agit d’un one-shot à peine mixé, paroles ébauchées: un bijou imparfait. Je voulais aussi parler de notre gêne face aux archives qu’un artiste n’a pas choisi de publier: carnets, messages, démos.
Comment accepter, en tant qu’artiste, de présenter l’imperfection, ce risque nécessaire? Peut-être en prenant ce joyau et en le développant musicalement sur scène par ce qu’il nous a inspiré.
Une prophétie douce-amère «Swim to me», (Nage vers moi), entend-on. Cette injonction vers l’eau vibre, pour moi, comme un contact ultime entre le père et le fils - leurs départs prématurés se répondent. Sur scène, la chanson devient point de jonction, en contre-chant de Grace et de son Wait in the Fire.
Mojo Pin, enfin: comme la décririez-vous?Voici une aiguille recouvrant charisme, injection, besoin physique. On part d’un fil aigu continu, plutôt un larsen hypnotique, comme le son qui reste après l’uppercut. Mojo Pin s’infuse. C’est l’ouverture de l’album et l’initiation du vertige.
Les thèmes de ses chansons - la perte, l’amour, la solitude - ont marqué toute une génération. Pourquoi résonnent-ils tant?À l’adolescence, ce sont des thèmes dans lesquels on se reconnaît naturellement. Mais au-delà des paroles, c’est le dynamisme musical, la structure même des chansons qui font écho. Dream Brother, par exemple, fait écho à Dream Letter de son père. Il y a une parenté troublante dans les titres.
Dans le spectacle, nous faisons le parallèle entre la chanson et l’émotion qu’elle provoque. Mojo Pin, c’est ce shoot, cette ivresse que Fred Ozier, l’un des interprètes, a ressentie en la découvrant.
Dream Brother - À la rencontre de Jeff Buckley
Du 30 octobre au 2 novembre au Casino-Théâtre de Rolle
Sophie Pasquet Racine, mise en scène et texte
Avec (jeu et musique) Laurence Crevoisier, Julien Feltin, Tristan Giovanoli, Sophie Pasquet Racine, Fred Ozier, Jean-Samuel Racine
Informations, réservations:
https://www.theatre-rolle.ch/programme/dream-brother puis en tournée romande
autres dates romandes:
Le 14 novembre à l'Echandole, Yverdon-les-Bains
Le 27 novembre au Théâtre du Pré-aux-Moines, Cossonay
Les 12 et 13 décembre a à la Maison de Quartier de Chailly
* Tim Buckley (1947-1975) était un chanteur, compositeur et guitariste américain connu pour sa voix exceptionnelle et son éclectisme musical. Actif à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il a exploré de nombreux styles: folk, jazz, soul, funk et rock expérimental.
Son approche audacieuse du chant alliant puissance, sensualité et improvisation a marqué la scène musicale de son époque. Bien que sa carrière ait été brève, interrompue par sa mort prématurée à 28 ans, il reste une figure culte, admirée pour son intensité artistique et son refus des compromis. Ndr.
** Née en 1963 à Grangemouth, en Écosse, Elisabeth Fraser est connue comme la chanteuse du groupe de This Mortal Coil puis de Cocteau Twins, Sa voix, immédiatement reconnaissable, est l’instrument central du groupe: aérienne, cristalline, parfois spectrale, elle oscille entre la tendresse et la douleur. De son aveu, elle est devenue chanteuse à l’écoute de la voix de Tim Buckley. Ndr.