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Cendrillon, des cendres mortuaires à l’émancipation

Publié le 06.04.2023

Le conte de Cendrillon, réinventé par Joël Pommerat, est à l’affiche du Théâtre du Jorat, les 13 et 14 avril. Revisiter l’image de Cendrillon maraudant au carrefour du conte archétypal, du deuil impossible et tyrannique de la mère disparue, de la soumission volontaire et de la résilience identitaire est l’une des réussites du Cendrillon de Joël Pommerat.

S’étant attelé par le passé au Petit Chaperon rouge (2005) et à Pinocchio (2008), il signe la réécriture du conte fixé notamment par les frères Grimm dans sa mise en scène épurée, graphique et gestuelle. Ce théâtre des illusions se déploie dans une demeure de verre où viennent se heurter les oiseaux en vol. Le casting belge insuffle sa dose de vérité dans le jeu pour notre aujourd’hui à un conte que l’on croyait trop bien connaître.

On découvre ainsi, pour ne citer qu’elles, la morte survivante Cendrillon (Léa Millet), littéralement ensorcelée par un devoir de mémoire mal compris et recueilli auprès de sa mère avant son trépas. Sous les traits de la belle-mère marâtre, Catherine Mestoussis a fort à faire avec les souvenirs obsessionnels et les traces de la maman de Cendrillon.

Qu’est-ce qu’une vie sous emprise d’une défunte? Comment s’exprime et se surmonte la culpabilité face à la disparue en mariant le tragique et le burlesque? Rencontre avec Philippe Carbonneux, collaborateur artistique à la création de ce Cendrillon en 2011.



Comment cette pièce raconte-t-elle autrement le conte?

Philippe Carbonneux: Joël Pommerat a une manière singulière d’aborder l’univers des contes afin d’y développer un point de vue autre. Se saisir d’un conte participe pour lui de l’idée de ne pas en faire une fable façon Walt Disney ou réellement un conte pour enfants uniquement. Mais que l’on raconte aussi aux adultes et adolescent.es. D’où la volonté d’aborder des questions graves, cruciales pour les enfants et à d’autres âges, tout en les évoquant de manière légère et parfois ludique.

Il existe ainsi ici le désir d’aborder les thèmes de la disparition, du deuil et donc de la mort. Comment à partir de paroles maternelles mal comprises, la vie de Cendrillon, ici Sandra, ne va pouvoir se réaliser comme celle d’une enfant qui va grandir. L’héroïne va donc s’empêcher de grandir. Comment? En s’accusant de la mort de sa mère, travaillant une forme de masochisme et de deuil perpétuel.



Le début se concentre autour d’une mise en abyme du conte par toute une gestuelle abstraite notamment...

Le metteur en scène et auteur voulait que Cendrillon reste un conte. Sans en faire purement du théâtre, précisément en ouvrant la narration comme un conte que l’on raconterait au plateau. Ceci selon un double régime de récit, une narration assurée par une voix off féminine et une autre dont on ne perçoit que les gestes.

Si cette dimension garde sa part d’énigme, ce dispositif de narration dédoublée favorise un trouble, voire une déstabilisation chez le public face au langage, entre ce qu’il voit et entend. Or la voix parlée n’est pas la traduction de ce qui se dit en signes, sorte de fausse langue des signes par ailleurs. Significativement, le récit pose d’abord une incompréhension de Sandra-Cendrillon relativement aux paroles de sa mère qu’elle a mal saisies.


Il y a toute une réflexion sur les pouvoirs et les limites du langage. Si «les mots sont très utiles mais ils peuvent aussi être très dangereux», résume la narratrice.

À travers les dernières paroles d’une mère, se joue une transmission dans un souffle. Sauf qu’elle est mal comprise par la fille ce qui sera déterminant pour elle.

Partie avec le message maternel lui intimant de périodiquement penser à elle pour la garder en vie en un lieu imaginaire, Sandra/Cendrillon accompagne son père en la maison de sa belle-mère autoritaire flanquée de ses deux filles. Cette demeure s’annonce comme un endroit problématique et douloureux de leur vie future tandis que Cendrillon ne parviendra pas à y grandir et s’accomplir. Ceci avant son émancipation et sa résilience.





Parlez-nous de la figure paternelle dans Cendrillon...

Le père semble surtout briller par son absence. Même s’il aime beaucoup sa fille, il ne parvient pas à la protéger dans la demeure de son épouse à venir. Finalement, les personnages de la pièce sont passablement égoïstes, ne songeant qu’à leur destin. Et imaginant que le monde entier tourne littéralement autour de leur personne.

Ce père se révèle prêt à sacrifier sa fille pour accomplir sa propre destinée. De fait, chaque protagoniste est en quête. Prenez Cendrillon, dont l’ardent désir de ne pas voir sa mère mourir est l’objectif suprême. Quitte à renoncer à sa vie à elle.

Et Cendrillon?

Ce personnage n’est pas ici une victime, ce qui est l’une des grandes révélations de la pièce signée Joël Pommerat. La jeune fille se place à l’endroit même où elle veut souffrir. Partant, la douleur lui permet de continuer à penser à sa mère. D’une certaine manière, cette héroïne se révèle éminemment égotiste, ne songeant qu’à sa parente.

La pièce me semble avoir un sens psychanalytique fort. On vit ainsi à l’intérieur même de la tête des personnages. L’image du visage hypertrophié de Sandra/Cendrillon par un effet de loupe au détour d’une scène est emblématique de ce phénomène d’encombrement d’obsessions et de pensées qui ne la quittent plus et affectent son esprit.

L’héroïne est dans son prénom allemand («Aschenputtel»), un être de cendres qui apparaît tel un spectre.

La cendre est organiquement et rituellement liée au deuil. Dans l’Antiquité, les corps défunts étaient réduits en cendres afin de les aider dans leur parcours pour l’au-delà. L’Empire romain pratiquait ainsi la crémation, mouillant ensuite les cendres de vin avant de laver les os avec du parfum. Cette pièce confronte l’enfant à la mort. D’où les questions existentielles que se pose Cendrillon, dont celle de la perte.

L’image de la cendre rythme aussi le spectacle. On la retrouve dans les différents prénoms de Cendrillon d’abord prénommée Sandra. La belle-mère la dénomme ensuite Sandrine tandis que ses filles l’appellent Cendrier. Il faut rappeler ici que le père de l’héroïne est un fumeur invétéré. Qui n’arrive jamais au bout de ses cigarettes dont il laisse le soin à sa fille de le terminer. Cela vient du fait qu’il est à chaque pause cigarette happé par la belle-mère, l’obligeant à interrompre son tabagisme.





Le travail sur le son est riche dans le théâtre de Joël Pommerat.

Joël Pommerat procède toujours par couches dans son écriture: les sons, la musique, la lumière en en sont autant qui forment in fine un palimpseste. La dimension sonore raconte ici des espaces tant intérieurs, intimes qu’extérieurs qui sont amenés à se croiser.

Il existe ainsi dans chaque séquence audio le mélange de plusieurs sons entre apparition, disparition et resurgissement. On transite parfois des rumeurs de la maison à l’univers intime du personnage aussi par la musique.

Pouvez-vous évoquer ici la scène du bal, dont on ne perçoit précisément que les bruits, la musique et les rires?

L’utilisation des sons et de la musique est une manière de redynamiser l’espace, l’intrigue et l’imaginaire. A l’image de la scène du bal, la pièce compte nombre d’épisodes où ce qui est absent acquiert une autre forme de présence. Il y a donc beaucoup d’absents qui sont réinventés par l’imaginaire du public.

Le dessein est de suggérer des extérieurs ou d’autres lieux avec un minimum de moyens. Aussi mental que réel, l’espace s’en trouve alors démultiplié. Pour l’espace du bal, il est transitoire, oscillant entre un avant et un après. D’où l’impossibilité d’y rester.

Dans Théâtres en présence (Actes Sud, 2007), Joël Pommerat explique: «Je vise quelque chose derrière l’action, les mots, la situation. Quelque chose qu’on ne doit pas pouvoir désigner simplement, quelque chose qui doit apparaître, quelque chose qui doit s’immiscer, se glisser entre les lignes des gestes et des phrases prononcées...»

Il faut revenir au système d’écriture de l’auteur et metteur en scène qui rend compte littéralement de tout – dialogues, gestes, actes, situations… Après les premières séances en compagnie des interprètes, Joël Pommerat enlève de ce matériau détaillé. Il crée ainsi avec les mots pour que l’acteur ou l’actrice possède complètement tous les éléments liés à la pièce, aux situations, gestes et dialogues.

Il ne reste ensuite que la trace de cette première écriture foisonnante. Joël Pommerat procède de même avec la musique. Aller et l’essentiel revient ainsi à sculpter notablement en ajoutant dans un premier temps. Puis sculpter en retranchant. Ce procédé donne donc un espace pour qu’entre les mots s’immisce une singularité autre.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Cendrillon

Les 13 et 14 avril au Théâtre du Jorat - spectacle d'ouverture de saison

Joël Pommerat, création - Cie Louis Brouillard
Philippe Carbonneaux, assistant mise en scène - Pierre‑Yves Le Borgne - assistant mise en scène à  la création

Avec Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Léa Millet, Damien Ricau, Marcella Carrara, Julien Desmet 

Informations, réservations:
https://www.theatredujorat.ch/spectacle/cendrillon