Au-delà de la douleur

A découvrir au Théâtre de Vidy, du 31 janvier au 14 février.
La pièce écrite et mise en scène par Nathalie Lannuzel explore l’indicible d’une enfance brisée par l’inceste. Pour cette pièce chorale, Il s’agit de témoigner de sensations, d’état de corps, de voix multiples qui cohabitent dans l’enfant, de la résilience, de cette force vitale qui jaillit malgré le silence imposé par la société et la famille.
La scénographie épurée, où les voix des interprètes s’entrelacent, offre une dimension chorale qui dépasse l’individuel pour résonner collectivement.
Ce dialogue à plusieurs niveaux explore la coexistence des violences intimes et des systèmes de domination sociétaux. Il pose une question fondamentale: comment réparer, non seulement l’individu blessé, mais aussi le tissu social qui le contient?
Ce texte est une construction d’une densité émotionnelle rare, où chaque mot contribue à reconstruire l’humain. À travers des fragments poétiques et des récits ancrés dans une mémoire vivante, la pièce navigue entre la douleur et la lumière, révélant que, même au creux des marécages, il est possible de se reconstruire à partir d’un au-delà de la douleur.
Entretien avec Nathalie Lannuzel.
Votre pièce est une forme de quête, d’investigation pour traiter du trauma, l’inceste.
Nathalie Lannuzel: Ma vie pourrait être vue comme une enquête familiale en même temps qu’une quête de soi, l’une étant liée à l’autre.
Dans mon acte d’écrire puis dans ma vision d’une mise en scène, il y a donc une dynamique incessante de recherche.
Mais aussi une forme de suspens lié à la nécessité de trouver des réponses à des questions essentielles:
l’origine, la naissance, le sens de la vie, la complexité de l’amour, la souffrance, la mort, la liberté, la responsabilité envers soi et les autres.
Pour faire avancer l’enquête et déployer une pensée active, un dialogue serré s’établit entre les différentes parties de moi, les différentes périodes de l’existence, un dialogue tendu vers le désir de se libérer, traversé des inspirations prise dans mes lectures, mon observation des êtres et du monde, et les scènes cruciales de ma vie.
Les voix sont prises en charge par deux femmes et deux hommes, elles traversent les genres et les générations. Quatre voix différentes mais qui émanent d’une unité, d’une puissance vitale qui les englobe et les encourage à faire émerger la clarté. Et elles y parviennent.
C’est aussi cela qu’évoque le titre Sagrada Familia, et le sous-titre Ou comment édifier une cathédrale sur un marécage. La possibilité qui nous est donnée de reformuler l’héritage, de transformer le transgénérationnel, et de nous en départir pour créer quelque chose de nouveau à partir de ce qui nous a été imposé.
L’enfant a dû s’évader de son corps pour survivre, c’est le phénomène de dissociation bien connu. Le corps a donc son propre vécu pendant que l’enfant s’échappe et se retrouve isolée dans un espace-temps coupé du monde mais par lequel elle survit.
Mais bien sûr, en devenant adulte, elle se retrouve confrontée à son incommensurable blessure et à ses conséquences. Elle doit donc retrouver la racine de ce mal-être et son enquête commence. C’est d’abord le corps qui se rappelle ou rappelle la femme à lui.
Pour qu’elle se souvienne de l’enfant. C’est le corps qui porte les marques invisibles de ce que l’enfant a vécu et c’est par lui que remonte ce qui doit être su. Pour être résolu.
Dans le corps de l’enfant, habitent le père, la mère, l’équilibre familial, les secrets imposés, l’intelligence de la vie, la volonté de comprendre, les souvenirs fondamentaux et les oublis nécessaires.
De cette mémoire morcelée qui appelle à renaître, quatre voix émergent, chantent, parlent, racontent, s’articulent les unes aux autres pour redonner sens et sortir du chaos.
C’est la voix de l’écriture. La voix d’avant la voix. Dire était interdit, alors j’ai écrit. Avec, en moi, la sensation d’une présence multiple, invisible, comme un immense public imaginaire et compréhensif.
Et celle de la nature également, comme un tissu de voix vivantes et encourageantes, me racontant sans cesse un bonheur possible. Il était évident pour moi que l’acte salvateur d’écrire, d’inscrire des mots visibles depuis le mutisme imposé devait être présent sur scène.
Les textes projetés sont ainsi d’une facture particulière. Plus brute, comme une poésie de l’interdit, une poésie qui fait œuvre au noir, transmutant, par le choc et la matière même des mots ou par leur douceur et leur chant, l’innommable de la douleur et la persévérance de la douceur.
L’écriture comme un tambour intérieur, la pulsation du sang, l’irruption d’une émotion en cinq dimensions. Les mots qui s’écrivent offrent aux acteurs et actrices comme aux spectateurs et spectatrices, une respiration, un chant, un rythme, une métrie qui s’érige devant soi et en soi comme une colonne vertébrale. Une écriture de l’âme.
L’image du père se décline dans une observation transgénérationnelle par laquelle je souhaite alerter quant à l’urgence et à la nécessité de voir, de comprendre et de transformer nos héritages dysfonctionnels.
Loin d’être une justification aux actes violents ou incestueux, le fait de voir et de comprendre l’endroit où s’enracine la violence permet au contraire d’en éclairer les mécanismes et de les défaire. C’est ce que j’ai entrepris tout au long de mon existence, et c’est ce cheminement vers une plus grande connaissance de soi dans notre lien aux systèmes dans lesquels nous évoluons que j’ai à cœur de partager.
Mon père, par son aveuglement volontaire, a poursuivi la logique incestueuse de sa famille, appuyé en cela par un silence généralisé. Il fallait que quelqu’un fasse cesser ce mécanisme et éclater le silence, c’est ce que j’ai fait.
L’enjeu est d’éclairer ce qui est en jeu, dans les différents sens du terme, de faire la lumière sur ce qui doit être su pour être restauré. La musique suit cette même ligne, faire entendre et résonner ce qui ne se dit pas.
Pour cela, l’une comme l’autre doivent amener de la douceur, de la respiration, de la générosité, de la profondeur.
Car mettre à jour une douleur ou une violence n’a pour moi de sens que pour aider à passer de l’autre côté.
Parler de la douleur, mais plus depuis la douleur. À travers le mouvement de vie, le désir de dépassement, j’ai rejoint la beauté entrevue dans l’enfance et la promesse soufflée à mon oreille. C’est à cette promesse à moi-même et aux autres que je réponds aujourd’hui.
Le théâtre est le lieu où il est possible de parler de tout.
Les œuvres sans cesse revisitées de la tragédie grecque nous le démontrent depuis des millénaires, mettant déjà en scène les violences et les crimes les plus abjects dont l’humain est capable, en même qu’une beauté d’expression et une transcendance qui éclairent et permettent de regarder l’ombre qui nous habite.
Le théâtre - et la parole qui le traverse -, est le lieu qui convoque toutes les dimensions de l’être et du vivant, le charnel, le sensitif, l’émotionnel, le perceptif, l’intelligible, le spirituel, l’intellectuel, l’intime, le politique, le collectif, le personnel, le réel, l’imaginaire.
Le théâtre se rattache aussi à l’invisible.
Le théâtre permet d’incarner, de faire entendre et sentir ce qu’on ne voit pas. Il est lieu qui peut rendre visible l’invisible, nous réconcilier avec l’inattendu, le dérangeant. Il peut rendre tangible le monde des idées, vivant le monde de la pensée, agissante notre parole et éclairante la mise en lumière de notre ombre.
Le théâtre est aussi le lieu du lien, de l’échange de pensées, d’une vision d’un autre monde possible. Et cet autre monde doit commencer ici et maintenant, dans la manière dont nous parlons aux autres, à soi-même, et dont nous regardons ensemble d’où nous venons.
Quel endroit plus idéal pour redonner l’existence à ce qui a été «invisibilisé», pour reprendre cette expression qui parcourt notre actualité?
Abdennour Bidar nous donne à voir un monde où nous sommes tisserands d’une nouvelle manière d’être ensemble, dans un esprit de dialogue, de coopération, d’écoute et d’attention, y compris envers la planète et tout le vivant.
J’aimerais participer à ce passage nécessaire d’une civilisation qui encourage la réussite individuelle souvent réalisée au détriment de l’autre, à une civilisation d’un réussir ensemble à laquelle nous sommes de plus en plus nombreux.ses à aspirer.
Je crois que toute parole ou action posée dans cette intention de dénouer ce qui entrave le droit à une vie digne, participe à l’élaboration d’une force à la fois personnelle et commune vers un nouveau paradigme.
Sagrada Familia
Du 31 janvier au 14 février 2025
De Nathalie Lannuzel
Avec Claire Deutsch Pierre-Isaïe Duc Pierre Boulben Alice Delagrave
Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/sagrada-familia/
Autres représentations:
Le 11 mars 2025 au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains
Les 13 et 14 mars 2025 à l'Usine à Gaz, Nyon