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Actualité du mythe et de la vendetta

Publié le 05.10.2023

Salué par trois Molière, Electre des bas-fonds, de Samuel Abkarian, est à découvrir dans sa mise en scène au Théâtre Le Reflet de Vevey, les 7 et 8 octobre. A la veille de la fête des morts, Electre, issue de l’union d’Agamemnon, vainqueur de la Guerre de Troie et de Clytemnestre, rumine sa vengeance. Car le roi a trépassé, assassiné par son épouse Clytemnestre qui s’est trouvé un nouveau compagnon, Egisthe.

Rêvant de massacrer sa mère, Electre est ensorcelée par la colère et le ressentiment tissés autour de l’assassinat de son héros de père. Devenue serveuse au bordel, préservant farouchement sa virginité, la jeune femme attend la venue de son frère Oreste. Exilé par l’amant de sa mère, ce dernier revient déguisé en femme avec pour seule mission, la vengeance. De l’intime au politique, la tragédie de la vendetta étend partout son funeste empire.

Refigurant la légende des Atrides à partir notamment des récits d’Eschyle, Sophocle, Euripide et d’interrogations sur la justice, la pièce en offre une vision contrastée et antipatriarcale servie par un verbe charnel et baroque. La mise en scène allie théâtre, danse et chant dans l’esprit du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine pour lequel Simon Abkarian a joué les rôles d’Oreste et Agamemnon notamment. Donnant une place de choix inédite à la mère et la sœur d’Electre, la pièce découvre des femmes insoumises qui résistent en chœur de prostituées troyennes. La formation rock blues Howlin’ Jaws complète une distribution d’exception d’une vingtaine d’artistes pour cette version féministe du tragique. Rencontre avec le metteur en scène, dramaturge et comédien Simon Abkarian.



Avez-vous réalisé un travail d’investigation et de fouilles sur les mythes abordés par Eschyle, Sophocle, Euripide?

Simon Abkarian: Leur œuvre est le fondement du théâtre moderne puis contemporain. C’est un matériau extrêmement précieux pour un écrivain d’aujourd’hui. Dès lors, il s’agit d’en réinterpréter les indices, évidences et traces pour ce qui concerne les personnages féminins notamment. Ce qui émerge encore de la parole d’Eschyle est fondateur du théâtre que l’on connait en 2023.

Pour ne prendre que lui, Shakespeare a puisé dans le tragique grec pour raconter l’histoire de son monde et de son époque. N’a-t-il pas lu Virgile, les Grecs et les auteurs latins de la période romaine? Ces auteurs antiques nous fondent également comme peuple humain pensant et raisonnant sur sa condition, le vice et la vertu. A mes yeux, le théâtre en devient un débat philosophique incarné.



Euripide, Sophocle, Eschyle imaginent avec des variantes une Electre esclave, humiliée. Amère et assoiffée de vengeance. Une Electre à la haine intraitable et gémissant sur son sort. Et votre Electre?

Il s’agit de voir jusqu’où peut aller le droit à s’ériger comme vengeresse et vengeur. Par la souffrance, la vengeance est érigée en droit absolu surpassant tout chez Electre. Or, quelle est la légitimité de cette construction, où la vengeance se mue en droit voire en quasi-vertu?

Chez des personnes qui revendiquent avoir souffert le plus, cela peut ouvrir la porte au pire et ses extrêmes. Pour essayer de comprendre la tempérance, l’humanité et le mouvement intime détaillé des personnages de la pièce, il faut aussi en montrer les extrêmes, tout ce qu’amène ce vent mêlant haine, rage et vengeance. C’est tout l’intérêt de la tragédie.

Sur la vengeance...

On assiste à une forme de vendetta institutionnalisée traversant le monde antique. Un phénomène qui a perduré jusqu’en Albanie, Géorgie ou Grèce. En témoigne Oreste, fils du roi Agamemnon et de Clytemnestre. Il est poussé à un engrenage vengeur. A son corps défendant, cet Atride y participe et tue sa mère.





Que dire des vengeances respectives de Clytemnestre et d’Electre?

Contrairement à Electre, sa mère se venge de l’assassinat de sa fille, Iphigénie, qu’elle a porté en son sein. Ce n’est évidemment pas le cas d’Electre. Ainsi la colère d’une mère qui a vu sa fille capturée et égorgée sur l’autel de la guerre est une colère parfois difficile à saisir. Le seul moyen est alors de passer par l’écriture et la poésie. Clytemnestre est une figure inspirée tant de combativité que de liberté refusant la soumission des femmes grecques au masculin.

La colère d’Electre participe d’une déchéance. De Princesse, elle est poussée à épouser un homme obscur et médiocre dans ce qui s’apparente à une peine punitive. A la rigueur, je comprends ici mieux la vengeance de Clytemnestre que celle de sa fille.

Vous vous êtes centré sur la famille.

Tout part de la cellule familiale. Du moment où elle se disloque, ce démembrement se propage à un pays tout entier en proie au chaos. L’émancipation de la famille ne peut se réaliser pour la tragédie, tant le meurtre et la brutalité qui rompent une toute relative harmonie familiale.

Mon prochain spectacle travaillera aussi sur la période antique envisagée sous l’angle de la famille. Il y aura un va-et-vient entre l’époque contemporaine et antique. Regardez l’affirmation nous serions devenus civilisés. Or si nous avons changé de costumes depuis l’Antiquité, on continue invariablement à dire: «Tu me tues. Je te tue.» Voyez Israël et La Palestine, la Russie et l’Ukraine, parmi tant d’autres exemples. Malgré les progrès réalisés, impossible de surmonter la dette de sang et le cadre archaïque de la vendetta.





Au sujet du chœur de prostituées troyennes que vous avez créé.

Partant du rapt de femmes troyennes ramenées en esclavage en Grèce, elles se répartissent entre le Palais et le lupanar. Cela traduit la soumission du peuple vaincu et le fait que le corps féminin est une forme de tribu réduit à la servitude d’après ses conquérants.

Continuation d’une culture, d’une langue et d’une civilisation, la femme est soumise afin de poursuivre l’humiliation. Or, ces Troyennes continuent à combattre les Grecs depuis leur statut désespérant.

La chorégraphie présente dans le spectacle à la fois vorace et douce, sauvage et élégante.

Les chorégraphes sont bien plus libres que les gens de théâtre. Raconter une tragédie sans danses et chants est un choix presque irrespirable au cœur de l’abîme et des ténèbres absolus. Si la danse est les ailes du tragique, le chant en est le poumon. Electre se reconstruit dans le deuil en dansant et chantant sans fin sa colère. Entre et Electre et Oreste, se déploie une danse des retrouvailles.

On relève des chorégraphies d’ensemble mais aussi des duos réunissant Egiste et Clytemnestre ainsi qu’Oreste et Electre notamment. Le travail chorégraphique a été imaginé et réglé par Catherine Schaub qui collabora entre autres avec le chorégraphe britannique Akram Khan et Marie Chouinard chorégraphe québécoise travaillant notamment le souffle sur une danse pulsionnelle.

Vous avez souhaité une fête des morts.

Il faut rappeler ici que votre grand-père est l’unique survivant de sa famille du génocide arménien. Sans être macabre, je crois que si l’on ne dit pas nos morts, on ne peut parler du vivant. Dans cette fête des morts, l’inspiration des danses et masques d’Inde et du Mexique est absolument consciente. La table de la nourriture poétique n’est-elle pas dressée pour qui veut s’y asseoir et festoyer?

Or, les peuples qui célèbrent encore leurs morts ont encore un lien intrinsèque avec la création originelle. Qu’elle soit divine ou non. Mais une fois qu’un peuple a été exterminé, il ne peut plus se réincarner du fait de son anéantissement même. Et c’est cela que j’essaye aussi de raconter.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Electre des bas-fonds

Les 7 et 8 octobre 2023 au Reflet, à Vevey

Un spectacle de La Compagnie des 5 roues et Simon Abkarian
Avec Simon Abkarian,Catherine Schaub,  Maral Abkarian, Trio des Howlin’jaws, Aurore Fremont, Eliot Maurel,: Victor Frade, Rafaela Jirkovsky (en alternance avec Chloé Astor....

Informations, réservations:
https://www.lereflet.ch/programme/saison-actuelle/detail/electre-des-bas-fonds