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Amours en vrille

Publié le 20.09.2025

Un plateau dépouillé, la lumière comme scalpel, le son qui sculpte l’espace dans La Réunification des deux Corées. A découvrir en première suisse au Théâtre du Jorat (Mézières), les 3 et 4 octobre.

On entre chez Joël Pommerat par le noir, cette matière souple où la mémoire voit mieux que les yeux. 

De scène en scène - divorce sans feux de l’amour, jalousie de sœurs, prostituée aimante et prêtre dépassé à rebours des clichés, instituteur ambigu, amitié virant à l’affrontement…,

... la pièce radiographie nos façons d’aimer, surtout quand l’amour manque, quand le sentiment se nue en ressentiment.

Le titre dit bien l’élan: tenter de réunir l’irréconciliable. On guette ces crans où l’identité tremble, où l’on confond souvent aimer et posséder. Qui ne l’a pas fait?

Au cœur de cette ronde, la comédienne Marie Piemontese* pose la mesure. Actrice historique de la Compagnie Louis Brouillard de l’auteur et metteur scène français Joël Pommerat, «nomade culturelle», elle passe d’une présence discrète à un rôle qui fend la salle.

Chez elle, le corps reste ancré mais légèrement en apesanteur, comme si l’actrice acceptait d’être traversée par ce qui advient. L’actrice incarne ce que le spectacle a peut-être de plus précieux: une puissance contenue, une écoute qui laisse affleurer l’indicible.

Au fil d’une constellation d’une vingtaine de scènes, La Réunification des Deux Corées ne console pas; elle nous rend plus attentifs - à l’autre, à ce que nous lui faisons en croyant l’aimer. La pièce ne promet pas la paix. Elle propose mieux: un miroir.

Entretien avec Marie Piemontese.



Comment s’est passée la création en 2012? Et que reste-t-il aujourd’hui du «fantôme» de l’actrice que vous étiez alors?

Marie Piemontese: La pièce met à nu ce que l’amour a de possessif, de contrôlant - jusqu’à l’absurde. Joël Pommerat travaille souvent par improvisations avec les acteurs et actrices. A l’été 2012, il voulait explorer des situations duelles: couples, amitiés passionnelles… Pas une pièce narrative, mais une traversée de crises.

Chaque après-midi, nous arrivions avec des «situations». Joël en proposait aussi, choisissait, puis lançait des improvisations. On passait par le vestiaire - jamais de répétition en tenue de ville. Le costume, même provisoire, dessinait déjà un léger déplacement de soi.

Nous avons improvisé nombre de situations, parfois des jours durant, et plusieurs comédiens et comédiennes sur la même piste. Joël écrivait en parallèle, ciselait ce qui lui paraissait vrai, attrapait le réel de chacun.

Le calendrier: un mois et demi de répétitions, une pause, on reprend - et ainsi de suite jusqu’à la création à l’Odéon en janvier 2013. La distribution se fixe tard; des scènes disparaissent en route, d’autres sont maintenues jusqu’au bout.

L’enjeu? Faire apparaître, au cœur d’une situation parfois baroque, une réalité d’une précision de conte - comme quand le loup met la coiffe de la grand-mère. Concret maximal, trouble assumé: on doit laisser échapper une part d’humanité incontrôlée, tout en gardant une conduite très concrète de la situation.



Vous avez traversé beaucoup de compagnies et d’écritures. Qu’est-ce qui reste, chez cet auteur et metteur en scène, d’absolument singulier?

Sans nul doute, une retenue presque bergmanienne dans le jeu et l’expression du sentiment. Joël disait s’inscrire dans les années 1990 au cœur d’«un théâtre au croisement de Fellini et de Bergman». Une fantaisie onirique d’un côté, une intériorité tenue de l’autre.

Il nous demande une puissance contenue, une sidération calme. Et puis, chez lui, tout ne se dit pas: parfois la parole énonce l’inverse de ce qui se joue. Il module des pôles tel présence/absence, incarnation/désincarnation.


On pense donc à Ingmar Bergman, à ces minutes sans dialogue où tout passe par les regards dans la scène d’ouverture de son film, Les Communiants. Vous incarnez aussi des rôles muets au gré de La Réunification des deux Corées. Comment se travaille cette écoute de l’autre?

Joël dirige essentiellement par l’écoute. On entre avec l’intelligence de la situation, mais on laisse une part de vivant, d’inconnu. On doit rester poreux, répondre sans calcul: un regard, un geste, une parole qui naît de ce qui nous atteint.

Pas de déroulé prémédité, ni de chorégraphie à la Robert Wilson; la soirée nous modifie.


N’y a-t-il pas là quelque chose du metteur en scène français Claude Régy: l’invisible, la violence voilée, pour mieux faire entendre l’écriture?

Il y a des proximités. Joël a été marqué par certains spectacles de Claude Régy, dont Quelqu’un va venir (Jon Fosse, Nanterre-Amandiers, 1999) avec Valérie Dréville et Yann Boudaud, par exemple.

Chez Régy, le dire a une hypnose singulière. Chez Joël, on reste précis et économe, mais proche de soi, en grande sincérité; et les éclats existent comme des événements.


Dans la première scène, Divorce, vous êtes avocate. Comment donner chair à une figure qui paraît n’être qu’un relais d’une épouse qui veut divorcer car l’amour entre elle et son conjoint n’a jamais existé, à l’en croire?

Divorce est une citation directe d’Ingmar Bergman - la seule de la pièce. Joël déréalise: on n’aperçoit pas l’avocate. On n’entend que sa voix, amplifiée, impossible à localiser. La femme qui veut divorcer est seule au centre du plateau.

Le quotidien est reconnaissable et pourtant troublé. Le texte de Bergman dit cette retenue, ce manque - «il y a trente ans que je n’aime plus mon mari» -, et la mise en scène ajoute une enveloppe fantomatique.





«Je suppose que j’ai en moi des possibilités d’amour, mais elles restent enfermées l’intérieur», dit la femme voulant divorcer dans cette fable. Est-ce le cas de tous les personnages de La Réunification des deux Corées?

Oui. Ce n’est pas pour rien que cette scène ouvre la pièce. Les personnages sont enfermés dans une idée de l’amour, plutôt que de vivre l’amour.La pièce retourne des archétypes.

Dans la scène de la prostituée, argent et sentiment s’entrelacent.


On entend aussi, chez des jeunes comédiennes post-MeToo, des réticences à «jouer la prostituée». Comment recevez-vous ces enjeux?

Ce récit n’est pas «sur la prostitution», mais sur des rapports duels. La question qui m’intéresse: dans nos vies, comment articulons-nous argent et sentiment? Comment monnaye-t-on - ou pas - ce qui relève de l’affect?

Je ne me sens pas «représenter une prostituée», mais une femme amoureuse, et la scène renverse l’archétype plutôt qu’elle ne l’entérine.

Quant au regard de Joël sur les actrices, il est tout sauf fantasmant: s’il flirte avec le cliché, c’est pour créer un dérangement, une sensibilité autre.


Dans Mariage, vous êtes sœur, d’abord en périphérie. Présence latérale qui épaissit le cœur familial jusqu’au déraillement. Comment avez-vous abordé le personnage de Nathalie?

C’est typiquement un rôle où l’on parle peu, mais on traverse tout. J’ai déjà campé un rôle d’un personnage appelé Nathalie pour Ma chambre froide, pièce et comédie humaine de Joël Pommerat montée par son auteur en 2011. Le prénom est resté.

Au détour de Mariage, Nathalie met invariablement les pieds dans le plat avec une sincérité un peu à côté. Quand la révélation surgit, elle continue d’être mue par l’urgence: que le mariage ait lieu. Et c’est là qu’elle déclenche le pire - sans le vouloir.


L’auteur et metteur en scène renouvelle-t-il les ressorts de genres scéniques?

Du vaudeville à la comédie de mœurs en passant par le drame et le tragique, Joël renouvelle effectivement ces genres par le code de jeu. Pas de grands cris convenus ici. On traverse des sentiments sincères au cœur parfois d’un loufoque tenu.


La femme amnésique se défait sous nos yeux. Comment préparer un rôle qui demande de ne pas affirmer une identité, mais de la perdre?

C’est effectivement très difficile. Là, c’est l’écoute à l’état pur. Joël me disait: «Tu es aspirée; tu tombes dans un trou. La parole remonte du trou

On demeure en suspens. Elle ne comprend jamais - elle s’accroche parfois à un raisonnement, puis l’abîme revient.





Dans Attente et Les Enfants, vous incarnez des femmes à des moments de fragilité radicale. Que révèlent ces rôles du fil rouge de la pièce?

Attente, je l’adore. Deux personnes se racontent quelque chose qui n’est plus vrai, et le savent confusément. Joël demande un fond de tristesse poli par la tenue. Une attraction circule - inavouée. Comme si la tête et le sentiment n’étaient plus connectés: une marionnette cassée à l’intérieur.


Les Enfants questionne la place de l’enfant dans le couple. Combien de couples s’inventent parce qu’il y a des enfants - capital symbolique de la famille? Joël égratigne cela. Il ne dit pas de ne pas croire à l’amour; il dit: «vivez-le, ne vous accrochez pas aux conventions


Le titre surprend souvent. D’où vient-il?

Très tôt. Joël avait vu ces images de familles coréennes séparées, se retrouvant brièvement dans un gymnase. L’émotion d’une reconnaissance - retrouver une part de soi. «On ne rencontre pas l’être aimé, on le reconnaît», disait-il. C’est le sous-texte des situations: la quête un peu folle d’une complétude rêvée - qui n’existe pas, heureusement.


A vous entendre, la pièce respire sans cesse.

Oui, avec le contrepoint - ce chanteur androgyne entre les scènes. Et puis l’équipe est magnifique. Le public l’a confirmé: la reprise à la Porte Saint-Martin a été complète des mois durant. Quelques spectateurs trouvent la pièce dure. Mais elle n’est pas désespérée: elle invite à vivre l’amour, pas l’idée de l’amour.


Propos recueillis par Bertrand Tappolet


La réunification des deux Corées
Les 3 et 4 octobre 2025 au Théâtre du Jorat, Mézières

Une création théâtrale de Joël Pommerat

Informations, réservations:
https://theatredujorat.ch/spectacle/la-reunification-des-deux-corees


*Marie Piemontese incarne avec une justesse rare l’âme même du théâtre de Joël Pommerat, elle qui, discrète et essentielle, a traversé treize de ses créations depuis l’origine. Bien plus qu’une interprète, elle est aussi collaboratrice artistique - notamment sur Ça ira (1) Fin de Louis - et porte en parallèle, avec sa compagnie Hana San Studio, une écriture et une mise en scène personnelles, ancrées dans le monde et ses fragilités.

Chez Pommerat, elle donne corps à des femmes à la fois ordinaires et profondes. Comme dans La Réunification des deux Corées où elle glisse sans effort de l’avocate déterminée à la prostituée déchirée, toujours à mi-chemin entre retenue et vérité brute.

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