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Transe incarnée en résistances

Publié le 24.04.2022

Pensée comme sortilège chorégraphique et périple à travers des formes d’aliénation et de résistances identitaires et corporelles, NX FUIMO est à découvrir à l’Arsenic du 28 avril au 1er mai. Pour sa chorégraphe, Tamara Alegre, il s’agit de la seconde pièce d’un triptyque débuté en 2018 avec FIEBRE. Dans une perspective de décolonisation du corps et du regard, la création met en expériences sensibles et dansées des pratiques d’embodiment (incarnation, incorporation). Cela en explorant diverses dimensions. De l’union érotique stylisée à la coexistence d’émotions contrastées en passant par le plaisir que l’on peut se donner.

Au cœur de cette création mêlant intimement danse et musique, palpite cette envie de défier et subvertir les définitions normatives oppressantes qui déterminent corps et sexualité. L’expression nos fuimos (nous nous sommes enfuis) signifie en substance que le départ a déjà eu lieu, dans la nécessité de résister ensemble. Fortes de leurs corps-fictions, les danses deviennent tant exutoires qu’espaces de soutien mutuel. Rencontre avec la chorégraphe Tamara Alegre et Élie Autin, interprète de la pièce avec Margarida Alfeirão, Cuba et Tamara Alegre.

Quelles sont les principales sources d’inspiration des parties dansées de NOS FUIMOS?

Tamara Alegre: Je m’inspire notamment des rituels de parades nuptiales animales. Mais aussi des invocations de «néo-ancêtres», qui sont des personnages très liés aux représentions «femmes», trans-espèces ainsi que des figures fictives telles que déesses, guerrières ou chimères. La danse permet ici de parcourir et exalter divers états: laisser-aller, complicité, être-ensemble et amusement. Ceci grâce à l’exploration de stratégies mêlant séduction et sensualité. La danse devient alors tout à la fois code, sortilège, affect hypnotisant et seuil.

A mes yeux, la danse est le lieu par excellence du lâcher prise. Et la possibilité de jouer sur un embodiment, consciente de devenir simultanément soi-même et autre chose, sans tenir compte du regard extérieur. Il s’agit aussi de trouver du plaisir dans l’aliénation et la disparition laissant la danse se déployer comme un sortilège dans l’espace. La danse se développe en boucles de mouvements repris en spirales et diagonales sur la scène.



Et sur votre démarche organique qui est une exploration du corps intérieur?


Tamara Alegre: Mon travail sur les fictions de corps se base sur les organes sexuels parmi d’autres. En résumé, l’humain est constitué d’un unique orifice comme c’est le cas de certains mammifères, oiseaux, poissons et invertébrés. Parc ce trou, se réalise l’essentiel des fonctions vitales. C’est le cloaca qui se réfère à l’orifice de certains animaux. Il leur sert d’ouverture unique pour les voies digestives, reproductives et urinaires. Ainsi dans notre fiction de corps, ce cloaca permet de manger, respirer, avoir des relations sexuelles, vomir.

C’est donc l’histoire d’un flux.

Élie Autin: Il s’agit plus précisément d’un fluide. En témoigne ce matériau visqueux qui recouvre la scène. On peut aussi songer à une forme d’énergie que l’on absorbe et dont on se charge autant que se nettoie. Il existe donc ce mouvement perpétuel, cyclique. Qui entre et sort par cette cloaca. Ce mouvement monte dans le corps et active la gorge et la bouche. Dès lors, l’élément principal de Nx Fuimo est constitué par l’air et les vibrations sonores qui chargent les corps - Elie Autin a été interprète dans FIEBRE de Tamara Alegre, pièce co-signée depuis 2019 avec Lydia Ö Diakité, Marie Ursin, Nunu Flashdem et Célia Lutangu, ndr.

Mais encore…

Tamara Alegre: Cette cloaca est très liée à une pratique somatique que j’appelle dwelling (habiter, demeurer). Celle-ci s’entend comme le fait de passer du temps à un endroit, de construire un abri, de se sentir chez soi, d’y être dans l’espace. A travers cette pratique, le travail se déroule sur la perception altérée. Elle modifie notre relation à l’espace, aux objets et à d’autre corps. Et permet de se plonger dans un état de concentration spécifique. Ce processus ouvre sur la résistance, l’envie d’insister et de faire que nos décisions et relations surgissent sur l’instant plutôt que d’être anticipées ou décidées par avance.





Comment avez-vous ressenti ce travail comme interprète?

Élie Autin: Ce qui me semble essentiel dans la pratique développée ensemble et que j’ai découverte avec Tamara Alegre, c’est tout le travail de déconstruction permettant d’avoir accès à tous ces endroits de fictions et se laisser aller à ses propres fantaisies. Ceci au niveau du corps et de désirs exprimés au plateau.

Cette approche par la cloaca invite à ne faire qu’un avec son propre corps. Et se laisser traverser par tout ce qui est environnant, matériel ou invisible. C’est une manière pertinente de se détacher d’un corps intensément normé et figé par la société. Ou comment déconstruire ce corps normé pour atteindre des fictions personnelles ou collectives.

Le dancehall a aussi une place importante dans votre création.

Tamara Alegre: Si je pratique une danse populaire jamaïcaine comme le dancehall, il me parait évident de la partager avec des personnes ayant une formation en danse ouverte aux influences et cultures les plus variées.

En Jamaïque, le dancehall est lié à une manière d’exprimer la violence sociale subie par des classes défavorisées qui peuvent ainsi s’émanciper. Et se focaliser professionnellement sur la danse et non sur la violence ou la criminalité. J’ai rencontré dans ce pays une dimension davantage spirituelle. Elle est liée aux vibrations et à l’énergie commune, dont simplement celle d’être et faire ensemble. De se soutenir mutuellement aussi.

Vous évoquez l'arousal (éveil, excitation) et l’erotic togetherness (complicité érotique).

Tamara Alegre: Ces éléments dérivent des notions d’érotisme développées par Audre Lorde - essayiste et poètesse américaine, militante féministe engagée dans le mouvement des droits civiques en faveur des Afro-Américains, ndr. Il faut utiliser cette énergie érotique telle une force, un pouvoir magique. Et une source d’empowerment vécue ensemble.

Il s’agit de travailler avec l’érotisme en tant que source énergétique accompagnant les fictions et parcours d’états modifiés. Cette excitation physique et mentale n’est pas du tout en connexion avec l’acte sexuel classique. C’est un acte de partage et de résistance au plan communautaire dans la force de se retrouver et danser ensemble. Je travaille avec la sexualité en vue d’en complexifier les perceptions et que ce sujet ne soit plus tabou. Cela peut aussi être drôle, dérangeant et bienveillant. Je cherche toujours une forme d’humour pour que l’érotisme ne soit pas uniquement d’ordre sexuel.





Et les musiques?

Tamara Alegre: A mon sens la musique est vraiment fondamentale. C’est le point de départ de mes processus créatifs et chorégraphiques. Seule dans une salle de répétition obscurcie, je réalise d’abord un montage de divers musiques, électro, reggaeton et dancehall. Des influences venant des musiques que j’écoutais dans ma jeunesse aux Canaries et de mon ancienne activité dans la programmation musicale.

Pour Nx Fuimo, j’ai proposé de réaliser un travail axé sur les vibrations à Sorya Lutangu alias Bonaventure - productrice et compositrice suisso-congolaise lauréate du Prix suisse de la musique 2019, qui a présenté Taking Care of God à l’Arsenic mettant en avant les idées poétiques de Blackness, queerness, technologie et spiritualité, ndr. Cette artiste est très forte dans la musique abrasive et expérimentale, le remix. Ceci afin d’affronter le racisme institutionnel et l’oppression sous l’angle de relier racines africaines et européennes. Il y a aussi deux musiciens chiliens, Dinamarca et Talistot qui travaillent avec des influences reggaeton au carrefour entre Europe et Amérique latine.

Côté décor, il y a notamment trois enceintes…

Tamara Alegre: J’ai voulu transformer ces enceintes subwoofer très carrées, pointues qui sont habillées avec des matériaux plus doux, de peaux en silicone et mousse, par la scénographe Ceylan Östürk. Elles forment alors tant un podium qu’une sorte de maison ou de rocher magique sur lequel les interprètes peuvent se charger d’énergie et y ressentir les vibrations musicales.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Nx Fuimo
 Du 28 avril au 1er mai à l'Arsenic

Tamara Alegre, concept et chorégraphie
Avec Élie Autin, Margarida Alfeirão, Cuba, Tamara Alegre

Informations, réservations:
https://arsenic.ch/spectacle/nx-fuimo

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