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Patronnes et domestiques

Publié le 27.10.2023

La pièce en création Haute Société est à découvrir au Théâtre Benno Besson (Yverdon) du 31 octobre au 5 novembre. Elle aborde en huit tableaux incisifs et nuancés l'univers des ultra-riches, semblant s’affranchir des règles qui régissent la vie quotidienne.

Entre approche sociologique, portrait anthropologique, performance et théâtre humaniste un brin satirique, le ton de la pièce s’annonce proche de la comédie de mœurs ludique voire féroce. En ouverture, un tableau dévoile une patronne déboussolée et tyrannique. Plus loin, on croise la fortunée Charlie confiant aimer art, beauté - «inhumaine par définition» - ou violence. Sans oublier de porter secours aux enfants de migrants piégés dans les Cyclades. Dans Haute Société, malgré l'illusion d'appartenir à la famille de leurs employeuses, les domestiques restent en réalité en marge de ce monde.

Le silence, la disponibilité constante, les pressions physiques, le racisme latent, l'absence de statut administratif et bien d'autres aspects sombres font partie intégrante de leur réalité. Pour son écriture, la pièce est partie d’une large palette de sources: films, séries, documentaires, romans, essais, pièces. Toutes interrogent les dynamiques de domination et de soumission.

Dire que Haute Société ne serait que satire sociale et pamphlet politique, c’est oublier que l’une de ses inspirations est bien la série événement The White Lotus à l’humour grinçant, parfois noir. Mais pouvant tutoyer des sommets d’ambiguïté et de lucidité. Dialogue avec Vincent Bonillo.



Sur les origines de votre pièce?

Vincent Bonillo: Il y a d’abord une indignation face à l’indécence d’une caste de nanti.es. Mais avouons-le, le monde des hyper-fortuné.es fascine et indigne. Jet privé, yacht, fortunes acquises sur des fonds vautours et écocides, optimisation fiscale entre soi méprisant, humiliation et instrumentalisation de leur personnel domestique. Face à notre monde travaillé et miné par ses problématiques sociologiques, guerrières et climatiques, une partie de la population mondiale, certes infime et par nature non représentative de la société, vit complètement hors-sol.

Elle n’est toutefois de loin pas la seule à pratiquer la déshumanisation de ses employé.es. Ou la marchandisation des vies. Deux réalités qui sont communes aux sociétés ultralibérales notamment. Mais cette domination s’exerce ici dans une sphère domestique et familiale. L’apport des documentaires et études sociologiques est précisément de partir du quotidien le plus terre à terre en recueillant témoignages et récits de vie pour mieux comprendre les dynamiques et mécanismes à l’œuvre.




Vous avez souhaité mettre au jour des paradoxes et une certaine profondeur humaine.

Il y a la réalité de rapports de force humiliants, inhumains, mais aussi la comédie - satirique ou non - qui entoure ce monde nanti dans ses rapports à soi et à l’Autre. Je tiens à cette complexité, à un sens de la nuance au fil de tableaux, où tout n’est pas irrémédiablement et désespérément noir ou blanc. En ce sens des séries tv comme The White Lotus et Succession sont parfois proches du drame shakespearien * ainsi que le long métrage Triangle of Sadness (Sans Filtre), qui valut la Palme d’or au cinéaste suédois Ruben Östlund, se sont révélés riches d’enseignements.

Ils sont emplis de personnages odieux et/ou paumés que l’on adore détester. Et chaque protagoniste est encore capable de lueurs de lucidité. Derrière l’assurance et l’arrogance des galeries de personnages hauts en couleur, pointe l’insécurité, le doute et le malaise. Ces traits sont aussi sources de violences et contraintes envers les domestiques.

Mais encore?

Les ultra-riches s’y questionnent sur leurs apparences, comportements, couples, rôles et places face à leurs semblables, au monde et parfois à leur domesticité. Et passent leur personne à la loupe sans toutefois se remettre fondamentalement en cause.





Vous avez repéré un entre-soi d’une oligarchie troublée par des employé.es prompt.es à assurer toutes tâches nécessaires à leur confort, des services et soins souvent accomplis jusqu’à l’abus.

Ce que j’ai retiré de lecture d’études sociologiques et documentaires, c’est la tendance des ultra-riches à utiliser l’Autre comme si cette personne n’existait pas. A ce titre, il existe tout un rapport au regard porté sur l’Autre qui n’a pas droit de cité. C’est une forme de contrat social dévoyé. Le.la domestique n’est qu’une fonction, un service dénué de profondeur sociale, humaine, familiale. Cette personne, qui n’en est plus une, est rendue objet par vocation et destination.

Comme le montre à l’envi la pièce, la domestique est au service des caprices, incohérences et tyrannies de la nantie. De ses envies aussi. Elles peuvent se révéler délirantes, voire inquiétantes. De nombreuses études ont in fine pointé le quasi-droit de vie ou de mort exercé sur les domestiques.

Ce n’est pas à sens unique...

Assurément. Ces personnes domestiques employées sont privées des droits élémentaires, de contrat et souvent de leur passeport confisqué. Elles bénéficient toutefois dans bien des cas de cadeaux et de divers avantages. Que ces soit du côté des dominant.es ou de celui des dominé.es, il m’importe d’aller vers des contradictions pour que le public puisse s’y projeter.

Il existe de la part des domestiques un contrat tacite et une acceptation du rapport de forces ou non les mettant dans une position d’ambiguïté. Il est aussi question d’esclavage domestique et d’emprise dans une structure familiale, ce qui n’est pas propre aux ultra-riches.





Comment s’est déroulé le travail préparatoire?

En compagnie des actrices Barbara Baker, Julia Batinova, Shin Iglesias, et Marie Ripoll ainsi qu’en compagnie de la dramaturge Christine-Laure Hirsig, nous avons développé un matériau commun en créant des situations pertinentes que j’ai écrites au fur et à mesure. Ce fut un travail de recherche mené au plateau qui avançait par improvisations successives.

Quant à elle, la scénographie ouvre sur une White Box avec cette notion de cérémonial et de mise en scène du quotidien. Tant dans son décor que dans son rapport au texte, Haute Société comme suite de tableaux peut parfois faire songer à une autre pièce se déroulant aussi dans un univers familial dérangé, $.T.O.r.M. (2016) que j’ai créée en m’inspirant librement de Théorème de Pasolini.

Sur les personnages de la pièce.

A l’origine variée des fortunes correspond une large palette de personnages dans un univers féminin. Car chez les ultra-riches, c’est une majorité de femmes qui se trouvent en charge de la gestion des domestiques dans la bonne marche des affaires de la maison. Prenez cette figure de Self-Made Woman apte à gérer entreprise, enfants et domesticité. Ces personnages féminins se trouvent des raisons d’exister en étant solitaires à domicile interrogeant là leur autorité envers la domesticité, développant une forme d’arrogance. D’où la volonté de donner un panel de femmes très riches.

Quelques situations...

Un tableau rocambolesque aborde la manière de regarder l’Autre ou comment déshumaniser autrui dans la scène intitulée Casting. Cette même scène dévoile les arcanes de l’engagement d’une domestique dont la patronne s’aperçoit vite qu’elle est un objet éminemment jetable et remplaçable. Serait-elle investissement ou placement lucratif à l’égal d’une œuvre d’art?

La pièce aborde aussi le parcours d’une domestique qui vit dans la peur d’avouer sa grossesse au risque de se faire renvoyer. L’infortunée se fait tancer par ses collègues rappelant l’interdiction d’être enceinte. Bien que les sujets soient graves, le ton est à la comédie non sans humour, burlesque et grotesque qu’il soit noir, âpre ou tendre. D’où cette dimension de vaudeville boulevardier, le ridicule le disputant au dérisoire. Certaines personnes se souviendront épisodiquement des feuilletons américains de leur jeunesse telles Dallas (1978-1991) et Dynasty (1981-1989).

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Haute Société
Du 31 octobre au 5 novembre 2023 au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains

Vincent Bonillo, texte et mise en scène - Compagnie Voix Publique
Avec Barbara Baker, Shin Iglesias, Julia Batinova, Marie Ripoll, Pascal Gravat

Informations, réservations:
https://www.theatrebennobesson.ch/programme23-24/haute-societe

* Le personnage du patriarche de Succession, Logan, est d’ailleurs incarné par un vétéran de la Royal Shakespeare Company, Brian Cox, célèbre pour ses rôles dans des blockbusters (Churchill, Troie...)

** Elon Musk, l’un des hommes les plus riches de la planète, a connu «taux d’imposition réel» d’environ 3% de 2014 à 2018. Par comparaison, Aber Christine, vendeuse de farine en Ouganda, touche 80 dollars par mois en réglant 40% d’impôts. Au plan international, la fortune totale des ultra-riches qui possèdent au moins 30 millions de dollars est estimée aujourd’hui à 10.100 milliards de dollars. Voir notamment le rapport de l’OXFAM. (Confédération d'organisations caritatives indépendantes à travers le monde). Plus d'infos:
https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/depuis-2020-les-1-les-plus-riches-ont-capte-pres-de-deux-fois-plus-de-richesses

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