Les Misérables d’Hugo. D’hier à aujourd’hui, la même nuit
Les Misérables, d’après Victor Hugo, est proposé en streaming payant, le 7 février, en direct du Théâtre Benno Besson. Dans ce spectacle, à la fois narrateurs, commentateurs et personnages, les comédiens racontent, incarnent, figurent, évoquent, prêtent leurs voix aux personnages de l’un des plus grands romans mélodramatique et poétique, policier et social du 19esiècle. L’histoire se dévoile dans toute sa dimension tragique et burlesque.
Lauréat du Prix suisse du théâtre 2019 ces Misérables permettent à sept comédiens de servir soixante emplois scéniques. Les tubes de Philippe Katerine, Melissmell et Renaud épousent au pli près tant l’étoffe que l’esprit du drame hugolien. Les habits de scène sont intelligemment suspendus par des cordages. Cette belle idée scénographique suggère qu’il s’agit ici d’emplois, de rôles qui invitent à s’interroger sur la condition même du comédien. Rencontre avec Eric Devanthéry pour le récit d’une nuit sociale qui anticipe la nôtre sous pandémie.
Qu’est-ce qui a guidé votre adaptation de ce roman-monde de 2000 pages?
Eric Devanthéry: En premier lieu, je voulais garder quelque chose de l’étoffe romanesque. A savoir le récit et les dialogues. Très vite, se sont imposées les panneaux de leds lumineux comme dans les TPG. Ils voient défiler de bref passages du récit hugolien sous formes de «vies minuscules», en référence au roman éponyme de l’écrivain français Pierre Michon. Comme autant de métaphores de celui qui écrit et de ses étapes existentielles vers la conquête du sens. Les intertitres projetés sont ici moins les intitulés des chapitres du magnum opus de son auteur que des capsules de récit à part entière.
Jean Valjean, l’ex-forçat à la bonté universelle jusqu’au martyre, la persévérante et sacrifiée Fantine, la courageuse Cosette, Gavroche l’intrépide… chaque destin est d’abord accompagné de dates mentionnées par les comédiens, rappelant les notices Wikipédia. Pourquoi ce choix?
La dramaturgie met en valeur une structure chronologique indiquant au début de la pièce la date de naissance de chaque personnage. Il s’agit de rendre compte de nos petites vies humaines et histoires face à la Grande Histoire. Comment est-on substrat d’une Histoire qui nous dépasse? Ce qui explique la présence, dans la scénographie, de ces corps-costumes suspendus des soixante personnages évoqués. A mon sens, ils sont autant fantômes qu’archétypes. Ou ce qui reste de nous après notre disparition, des objets et vêtements.
Vous faites alterner acteurs jouant des scènes et narrateurs posant ici un récit, là une description ou une réflexion.
Le désir est de travailler sur une forme de pulsation. Cela en considérant les parties dialoguées du livre - qui sont ce que nous avons le plus l’habitude de découvrir au théâtre. Comme les moments d’actions. Puis des suspensions dans les récits. Quant aux passages choraux, il s’agit autant d’une vox populi qu’une manière de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas: un élément fondamental dans cette œuvre que sont Les Misérables.
A l’instar du drame chanté du film de Tom Hooper avec Hugh Jackman adapté du roman de Hugo, vous recourez à des chansons. Ainsi Mistral gagnant de Renaud sur la relation entre Cosette et Jean Valjean.
Insérer chansons ou musiques fait partie, de manière assez récurrente, de mon travail. Une manière d’intégrer une autre temporalité au théâtre, un rythme différent. J’aimais à dire aux comédiens qu’Hugo, ce ne sont pas seulement des noms de rues en France et un Musée parisien. Mais une parole vivante. Si les digressions de l’écrivain sur l’argot parisien n’ont pu être conservées dans la version finale de la pièce, on n’en retrouve une trace dans la parole chantée de Mano Solo, qui a une gouaille proche de celle de Gavroche. Du coup, il y a l’intention d’établir une filiation entre Hugo et ces chansons françaises d’artistes qui sont passés par la plume, écrivant leurs textes.
De l’épisode consacré à la barricade du 5 juin 1832, début de l’insurrection républicaine à Paris, Hugo retient un enthousiasme révolutionnaire.
Participant d’une tentative ratée de renverser la monarchie de Juillet, cette barricade est animée et défendue par de très jeunes étudiants proches des ouvriers. Ils sont réellement porteurs d’un élan humaniste de gauche, des idéaux de la Révolution française au fil d’une insurrection qui sera impitoyablement brisée dans le sang. Ces Amis de l’ABC - société secrète très minoritaire ayant pour but l'éducation des enfants et le redressement de la société française sur des assises républicaines, émancipatrices, athées - ont une assise théorique que je ne ressens pas toujours dans les mouvements sociaux actuels.
Les comédiens au repos avec visages crayeux et yeux cerclés de noir ressemblent à des patins.
Au théâtre, n’est-on pas toujours en train de faire parler les morts? C’est ce que je crois profondément. Assis sur les bancs d’un vestiaire entre leurs prises de rôles qu’ils vont décrocher des cintres, les comédiens sont en déshérence plutôt que trépassés. Ils sont pareils à des éponges, absorbant ce qui se joue au plateau avant de jaillir.
Le rire est aussi important chez l’écrivain français. Il y a ainsi proches de la Commedia dell’arte ou du Granguignolesque.
Le burlesque et le grotesque hugoliens remontent à Shakespeare, mêlant les crêtes de la poésie au prosaïque de la rue. Face au «Monument Hugo» trop souvent confiné dans le sérieux et le grave, il est plaisant de transgresser les genres dans la scène des gendarmes grandguignolesque par excellence. Ou ailleurs en compagnie de l’acteur québécois Michel Lavoie incarnant Jean Valjean se métamorphose en mère Hucheloup, se mettant une petite charlotte sur la tête. Si l’on frise alors la caricature, on met surtout en tension l’extrêmement élevé et le très bas.
Les combats de Hugo dans Les Misérables contre la faim, le froid, la nuit sociale semblent encore plus actuels.
Nous venons de terminer des petites capsules vidéo en direct pour marquer virtuellement chaque représentation publique annulée pour cause de pandémie; c'est fou comme les mots de Hugo résonnent, au point de croire qu'ils ont été écrits aujourd'hui. Un adolescent, après une représentation, est venu nous dire que nous avions beaucoup adapté pour que le texte «marche aujourd'hui». Il était stupéfait d'apprendre que la majorité du texte était tiré du roman original.
Cela montre à mon avis à quel point les combats contre la misère, l'obscurantisme et les idéaux d'un monde plus social, solidaire, humaniste demeurent les mêmes. Et restent des combats à mener. Mais quand seront-ils gagnés, ces combats? Le théâtre peut donner à voir cette espérance, dans le partage avec les spectateur.trice.s vivant.e.s.
Quels sont les points importants aujourd’hui afin de poursuivre un travail théâtral?
Sous l'impulsion de Rachel Gordy et riche de plusieurs collaborations, un manifeste pour un théâtre plus responsable socialement et écologiquement est en cours. Ce sera une réponse individuelle aux réflexions existentielles que la pandémie que nous traversons a amené. Pour éviter que la Suisse ne devienne un «désert culturel», il faudra l'appui fort et engagé des Villes, Cantons, mais aussi de la Confédération, car la précarité menace.
Mais je reste optimiste, les gens ont envie de retrouver au théâtre toutes ces histoires et la diversité des formes pour continuer à nourrir nos imaginaires. Puisqu'ils butent aujourd'hui encore si violemment contre le réel d'un monde ultralibéral qui ne cesse de creuser les inégalités - de Hugo à nous, en somme.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Entretien initialement mis en ligne au printemps 2020
Les Misérables d'après Hugo, présenté le 7 février au Théâtre Benno Besson. Spectacle à huis clos à découvrir en streaming payant
Théâtre Benno Besson:
Réservations