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Sur les traces vivantes d’un théâtre humaniste

Publié le 09.06.2020

 

A découvrir au Théâtre de Vidy jusqu’au 10 juillet, Boîte noire. Théâtre-fantôme pour 1 personne de Stefan Kaegi ouvre sur une déambulation pistant lieux et voix: comédiennes, dramaturge, technicien, costumière… Autant de vibrantes mémoires de ce que fut et peut encore être un art vivant scénique donnant sens et valeur à nos vies. En choralité, ces points de vue recomposent le souvenir de métiers, sensations, impressions, expériences et émotions qui nous réunissent. Muni de son casque, le spectateur et promeneur solitaire suit les indications infusées à l’oreille par la remarquable narratrice et comédienne Lola Giouse. Respectant les mesures de distanciation, la marche se révèle alors un merveilleux réanimateur du regard et de la mémoire.

Depuis plus de 20 ans, le collectif Rimini Protokoll et l’artiste natif de Soleure, Stefan Kaegi, proposent un théâtre néo-documentaire singulier et riche de questionnements. Ainsi au Théâtre de Vidy, de Airport Kids à La Vallée de l’étrange en passant par l’inoubliable Nachlass. Et Société en chantier annulé pour cause de Covid-19 (repris la saison prochaine et en tournée). Rencontre avec Stefan Kaegi, figure de proue d’un théâtre partageur et qui dit une communauté de destins aujourd’hui ressuscitée d’entre la pandémie.

 

D’où vient le titre de «Boîte noire…» pour cette déambulation audioguidée par une «archiviste du théâtre» comme lieu et fabrique scénique?

Stefan Kaegi: Il évoque moins le cube de l’espace scénique ou la camera oscura photographique que la boîte noire d’un avion. Celle dont on récupère et analyse les données, paramètres et enregistrements après une abrupte interruption de vol. Le confinement est d’abord un immense challenge pour ramener le théâtre à sa vie scénique possible.
Songez aux recommandations (n.d.l.r.: distanciation continue, pas de contact physique ni de scènes de baiser, aération régulière, comédiens devant parler face public) en Suisse pour une reprise de la pratique des arts vivants, répétitions, représentions et tournées. Elles questionnent tout ce que l’on était en train de faire avant l’interruption. Soit rapprocher les gens, interagir avec eux, former des communautés et partager des émotions. Nous avons ainsi vécu trois ou quatre mois sans spectacles. Voire davantage, tant l’avenir semble incertain.

 

 

Comment avez-vous ressenti cet état suspendu, incertain depuis mars dernier?

C’est une situation exceptionnelle, intéressante par certaines dimensions. Du fait que tout était annulé, arrêté, j’ai profité d’un relatif désœuvrement pour réfléchir à ce qu’est vraiment le théâtre. Ce moment éphémère de temps partagé peut aller plus loin et profond que les vidéo streaming que certains théâtres ont l’habitude de partager en ligne. Elles documentent certes le visuel d’une création. Mais naturellement pas l’émotion ni l’événement social liés à la représentation.
En réalité et en temps normal, le théâtre vide entre les représentations est un bel endroit en soi. J’aime aussi les grands stades lorsqu’ils sont déserts. Ces lieux parlent alors de l’absence ex negativo. Et ils permettent de réfléchir à ce qui est communauté. Être au spectacle, c’est d’abord être avec d’autres dans un temps particulier, se regrouper en lieu architecturé précis pour participer à un événement. Ainsi la salle Charles Apothéloz du Théâtre de Vidy, qui va être réaménagée, contient-elle nombre de traces. Elles seront possiblement perdues.
A mes yeux, c’est un moment propice pour reformuler ce qu’est le théâtre. Ou tout du moins d’interroger les acteurs et les constituants, les données, ressentis et vécus du fait théâtral, cette toujours vivante réalité. La possibilité de pouvoir faire travailler tout un théâtre autour d’un spectateur à la fois est vraiment précieuse.

 

 

C’est un parcours solitaire, mais relié à des fantômes et des voix.

Dans cette promenade, seul le début est solitaire. Ainsi vers la fin, il y a une forme de synchronisation comparable à celle que l’on peut vivre dans un autre spectacle proposé dans le cadre de la programmation du Théâtre de Vidy en 2014, Situation Rooms interrogeant en mode jeu de rôles l’industrie mondialisée de l’armement. Il s’agit ainsi d’un épisode dans Boîte noire… où d’autres présences deviennent des protagonistes participant de la même expérience intime que le spectateur autour du grand plateau.
Ce regardeur devient alors littéralement une partie de la scénographie ainsi que de l’exploration et expérience théâtrales en cours. En menant des répétitions avec un public test, l’instant de la prise du grand plateau est l’un des plus émotionnel à vivre. Face à une immense salle presque dépeuplée sous le soleil d’un projecteur. A l’issue de cette expérience scénique inédite, certains spectateurs m’ont confié vouloir devenir comédiens.

 

 

Comment favoriser l’activité dynamique du spectateur?

Boite noire… est un spectacle et une forme d’exposition, d’installation de ce que peut être le théâtre. La coupure entre les acteurs traditionnellement regardés et les publics regardants qui s’exprime généralement par une frontalité, un face-à-face. Cela est ici questionné, mis en jeu, en échos et refiguré en souvenirs croisés par les partenaires théâtraux.
Des voix surgissent doucement au casque. Elles sont issues de différentes époques de ce lieu créé par l’architecte zurichois Max Bill en 1964 pour l’exposition nationale. À l’origine, sa durée de vie prévue était de six mois. Il est inscrit depuis comme bien culturel d’importance nationale. Le spectateur rempli alors le vide des salles avec ses propres mémoires.

 

Et pour la suite?

Contrairement à la série des audios tours pour 50 personnes, Remote X (n.d.l.r.: parcours déambulatoire en zig-zag à travers des cités et quartiers européens, dont celui des Libellules à Genève, performé à La Bâtie en 2016), le dispositif ne sera décliné pour l’heure qu’à Stuttgart. Après, nous verrons. Mais je souhaite tourner au plus vite la page de cette impossibilité de faire du théâtre sous pandémie, comme l’évoque une voix dans Boîte noire. Théâtre-fantôme pour 1 personne.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
 

Boîte noire. Théâtre-fantôme pour 1 personne de Stefan Kaegi, du 9 juin au 10 juillet 2020 au Théâtre de Vidy, Lausanne

Informations, réservations:
Théâtre de Vidy

 


 

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