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Résistances mises en série

Publié le 21.03.2023

Conçu par Adeline Rosenstein, Laboratoire Poison est à suivre au Théâtre de Vidy - Lausanne, du 22 au 25 mars. Voici une épopée théâtrale feuilletonesque en quatre épisodes. Elle navigue entre théâtre néo-documentaire, gestuel, démonstratif, pédagogique et interrogation ludique, dramatique de mouvements de résistance en Europe, Afrique et un épilogue en Amérique latine.

D’une grande acuité en plein conflit ukrainien, cette investigation historique et humaine se veut efficace, vivante et rythmée. L’intrigue se cristallise autour des figures du traître et du héros ou de l’héroïne. Faut-il, par exemple, trahir pour survivre? Le spectacle passe du destin des résistant.es belges ayant été condamné.es pour trahison aux luttes dé-coloniales menant souvent au noir soleil d’indépendances sous tensions, conflits et corruption.

Non sans humour, il s’agit de mettre à l’épreuve d’un laboratoire de postures, images gelées, scènes - iconiques ou non - refigurées ainsi que récits de témoins et acteurs.trices éloignés de tout manichéisme. Certains membres de la Résistance française intérieure ne sont-ils pas devenus tortionnaires sous la Guerre d’Algérie, au nom d’un même patriotisme? A l’orée de Laboratoire Poison, s’affirme le iel (il + elle). Non pour faire inclusif à tout prix. Mais plutôt dans le dessein de mettre en lumière le rôle historiquement passé sous silence des femmes dans les luttes, notamment pour les Indépendances au Cap-Vert et en Guinée-Bissau. Rencontre avec la dramaturge et metteure en scène, Adeline Rosenstein.


Comment s’est développé votre travail?

Adeline Rosenstein: Ma précédente création, Décris-ravage, se concentrait en six épisodes sur la question palestinienne, avant et après le démantèlement des puissances impériales. Ceci au gré d’une fresque théâtrale allant jusqu’à la Nakba*. Certaines questions sur la résistance palestinienne étaient impossibles pour moi à aborder. Laboratoire Poison débute, lui, par un travail sur les antifascistes et leur résistance durant la Seconde Guerre Mondiale mais nous cherchions à rendre visibles les problèmes et déchirements internes propres à tout camp résistant.

Nous y sommes parvenus en ne révélant pas l’origine belge de nos documents et en inventant un langage corporel schématique à découvrir sur scène. Lorsque nous avons présenté le spectacle, dans un premier temps sous forme de laboratoires mobiles itinérants à plusieurs personnes, ces dernières pensaient que nous évoquions des situations actuelles en Turquie et Syrie ou d’autres situations historiques comme la Grèce, le Chili ou l’Irlande.



Les résistant.es communistes ont été parmi les premières personnes à avoir été persécutées par les nazis.

Assurément. Ces personnes furent les premières victimes de la répression et le furent aussi dans certains pays le plus longtemps comme au Portugal salazariste. Ayant grandi dans une idéologie cherchant à déconstruire l’héroïsme, j’ai été forcée de constater que la trempe héroïque des Communistes ainsi que leur honnêteté furent une réalité.

 Pourquoi le théâtre devrait-il déserter les questions liées à l’honneur? Doit-on les laisser au seul genre patriotique qui fit florès dans le théâtre au XIXe siècle? Je ne le crois pas. Comment réveiller et interroger ce goût de l’intransigeance? Voici l’une des interrogations à l’origine de cette création.

Cette réflexion est aussi basée sur les écrits du chercheur et sociologue français Jean-Michel Chaumont dans son ouvrage Survivre à tout prix? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes et les échanges que j’ai pu développer avec lui. Ces situations questionnant la résistance, la collaboration, la trahison et l’héroïsme se retrouvent sous d’autres conflits que celui de 39-45 et ses suites. En témoignent la Guerre d’Algérie et les Guerres de libération nationale.





Qu’avez-vous notamment appris de ce dialogue avec ce sociologue?

Au Cap-Vert, des camps de concentration avaient été ouverts par le régime dictatorial de Salazar pour y enfermer des résitant.es communistes puis des combattants nationalistes de la Guinée-Bissau et d’Angola. Jean-Michel Chaumont a rencontré des personnes ayant survécu au camp de Tarrafal situé au nord de l'île Santiago, la plus grande île du Cap-Vert.

Dès 1936 et pendant trente ans, ce camp a servi à perpétrer des crimes odieux sur celles et ceux qui se sont opposé.es à l'ordre politique et social du Nouvel État (dictature portugaise). Chaumont observe que les personnes survivantes outre qu’elles souffrent de nombreuses cicatrices physiques et psychologiques dues à leur internement, sont aussi déclassées socialement et moralement car suspectées par leur propre camp d’avoir trahi pour survivre.

Vous avez aussi réalisé tout un travail d’enquête.

Oui. Nous avons consulté des chercheuses et chercheurs des pays qui sont évoqués dans le spectacle. Ceci avant de recouper certains parcours. D’où le constat fait sur une circulation des techniques répressives d’une époque à l’autre, du nazisme aux Guerres d’Indochine, d’Algérie et celles menées en Afrique contre l’Empire portugais puis en Amérique latine.

Si l’ensemble reste fragmentaire, c’est bien le fil rouge sanglant et répressif qui relie les différentes situations historiques évoquées dans Laboratoire Poison.

Quelles personnes, actrices et acteurs de l’époque avez-vous rencontrées au Cap-Vert et en Guinée-Bissau?

Celles qui ne vont pas nécessairement écrire leur histoire ni témoigner pleinement tant elles sont soucieuses de couvrir celles et ceux que les autres honorent. Toutefois certaines se confièrent, des femmes combattantes surtout, témoignant de leurs difficultés de l’époque puis de leurs doutes et tourments face à la trahison des partis actuels.





Mais encore.

Nous avons ainsi interviewé des femmes ayant exercé de hautes responsabilités (éducation, formation, encadrement sanitaire, logistique...) ou des fonctions plus modestes et non moins nécessaires (sages-femmes formées en Allemagne de l’Est) dans les mouvements de résistance à l’occupant portugais au Cap-Vert et surtout en Guinée-Bissau.

C’est en effet dans les zones rurales de Guinée Bissau que s’est tenue la plus violente des guerres de libération, celle qui précipita la chute du fascisme portugais au terme de 500 ans de présence coloniale. Nous avons aussi rencontré notamment le cinéaste Sana Na N’hada formé à Cuba.

Plus efficaces que les interviews, nos «labos mobile» - ces ateliers avec des comédiennes de Bissau, où nous présentions aux anciennes combattantes des scènes reconstituées à partir de leurs témoignages - instauraient une atmosphère de confiance, de jeu et un désir de transmission d’expériences de lutte aux plus jeunes générations, les comédiennes; c’est là que les langues des anciennes se déliaient.

Historiquement, on peut citer ici la figure clé d’Amilcar Cabral (1924-1973) en Guinée-Bissau. Il fut toujours entouré et secondé de femmes dans la mise en place et la direction de structures révolutionnaires politico-administratives et de soins (écoles, éducation, hôpitaux de brousse, recrutement, milices d’auto-défense...) dans les régions libérées. Or seule une femme sera élevée au rang d’héroïne nationale.

Comme se présente la mise en jeu des actrices et acteurs de Laboratoire Poison?

Par un langage gestuel, il s’agit d’indiquer les situations de résistances, de militance, d’engagement et d’oppressions mises en jeu, et non de les incarner. Partant, nous voulons dégonfler la charge émotionnelle des histoires et situations refigurées qui rendrait problématique leur compréhension. Transmettre l’effroi empêche ainsi souvent de réfléchir.

Vous débutez le spectacle par une évocation du déguisement...

Il s’agit de la stratégie de la ruse chez une miltant.e. Tout est alors question de dosage. Car la ruse mal équilibrée, dosée peut devenir un vrai poison, à l’image d’un remède.**

La nécessité de se déguiser comme de ruser est bien l’arme des plus faibles. Le danger de cette ruse est aussi le moment où le masque a littéralement fondu dans la peau de celle ou celui qui le porte pour sa survie et que l’on ne peut parfois plus enlever.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Laboratoire Poison
Du 22 au 25 mars au Vidy Théâtre - Lausanne

Adeline Rosenstein, conception, écriture et mise en scène 
Avec Aminata Abdoulaye Hama Marie Alié Habib Ben Tanfous Ady Batista Marie Devroux Salim Djaferi Thomas Durcudoy Rémi Faure El Bekkari Titouan Quittot Adeline Rosenstein Talu Michael Disanka

Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/adeline-rosenstein-maison-ravage-laboratoire-poison/

* Le concept de Nakba («catastrophe» en arabe) désigne le déplacement forcé de 700’000 Palestinien.nes à la création de l’Etat d’Israël en 1948.
** Adeline Rosenstein fait référence à «tout est poison rien n’est sans poison, c’est la dose qui fait qu’une chose n’est pas un poison», une formule du médecin, philosophe, alchimiste et théologien laïc suisse Paracelse (1493-1541).