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Rapports au vivant à l’ombre de l’Ukraine

Publié le 02.02.2023

Si les végétaux peuvent murmurer et accompagner des expériences mystérieuses, c’est bien dans Arbres de Julien Mages qu’on le découvre du 7 au 10 février au Théâtre Benno Besson. Créée et montée par son auteur, la pièce est le deuxième volet d’une Suite sur le Vivant, dont Animaux ouvrait la marche. L’opus pistait notamment la disparition des mots pour dire certains maux dont souffre l’humanité: l’extinction d’espèces, une humanité autophage et des arbres abattus pour les fêtes.

Métaphore, allégorie, fruit d’un poème en «langage végétal» selon l’écrivain, Arbres prend racine dans le ventre féminin, écosystème fécond en bactéries indispensables à la vie. Fuyant tout naturalisme convenu, la forêt en devient le sanctuaire d’identités troublées et traversées par le spectre de la Guerre écocide en Ukraine menaçant d’effondrement tout un pays voire un continent. Mais elle est aussi le berceau et tombeau d’un récit mariant la violence d’une guerre, ses tortures passées et bombardements à la fraternité où l’on cause aux arbres.

Lançant un appel à laisser se développer librement les imaginaires poétiques de nos intranquillités ancestrales et émotions enfouies, Arbres mêle voix, musiques et images. L’opus dessine ainsi un bivouac sensoriel à nul autre pareil. Ecrivain, comédien et metteur en scène vaudois, Julien Mages a écrit d'une trentaine d’œuvres pour le théâtre. L’auscultation des plaies et travers de l’humanité rejoint chez lui le poids à exister et perdurer. Rencontre avec ce dramaturge et metteur en scène.



Quel a été votre désir de départ avec Arbres, «poème méditatif composé en langage végétal»?

Julien Mages: En montant son spectacle, un artiste fait en fonction des battements de son cœur sur le présent comme le disait Franz Kafka. Ne sachant toujours de quelle manière mon cœur va battre, je me suis retrouvé à l’image de la dramaturge britannique Sarah Kane pour Anéantis avec les horreurs de la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), aujourd’hui devant la crise ukrainienne.

Au milieu d’Anéantis, la pièce éclate littéralement par une explosion suivie de l’arrivée d’un soldat au sein du couple vivant dans une chambre d’hôtel en pleine guerre civile sur sol britannique. Il est ainsi notamment question dans Arbres d’un conflit en cours, de tortures, de maisons en flammes et fumées, éclatées et éventrées. Ces évocations sont de l’ordre du poème concis à la fois précis factuellement et mystérieux - «Les tas, les tas de gravats, devant les immeubles, et les enfants, j’ai vu trois garçons et une fille jouer devant un immeuble à moitié... à moitié détruit, des petits appartements de gens simples…», entend-on, ndr.



Comment se présente votre écriture théâtrale?

Si j’ai décidé d’écrire et monter trois pièces (Animaux, Arbres, Rivières) évoquant tant le climat que le vivant, il ne s’agit pas d’œuvres engagées politiquement. Loin de moi l’idée de dire des choses nouvelles, inédites et révélatrices dans une forme de théâtre didactique.

Dans le théâtre que je propose, on relève des passages poétiques. Ils font partie des dialogues tout en ménageant par ailleurs l’espace dans le texte à de purs poèmes. À mes yeux, il s’agit d’une poésie volontairement naïve, axée sur l’oralité, dans un genre qui ne s’identifie pas à l’élite poétique parisienne.

Vous avez aussi fait une rencontre et abordé la forêt sur un mode métaphorique.

Oui. L’artiste Billy Demiguel, passé de Catherine à Billy, et dont la pièce raconte aussi l’histoire. D’où une partition de thématiques entrecroisées abordant le genre, la guerre à nos portes et naturellement les arbres. Ces derniers sont le fil rouge de cette Suite sur le Vivant. Nous sommes bien avec Arbres dans un théâtre du verbe incarné, de l’oralité et de la poésie. Du coup, c’est l’imaginaire du spectateur et de la spectatrice qui suscite le décor.





La pièce joue sur les temps et les silences.

Oui. Ils constellent et peuvent scander la pièce. Au niveau des didascalies (ou notes écrites dans le texte donnant des indications de jeu notamment, ndlr), il existe quatre temporalités distinctes: temps court, temps long, temps et silence. Temps court, long et temps sont de l’ordre d’indications rythmiques et musicales propres aux textes, ici d’un dialogue, là par un monologue ou d’autres formes expressives d’adresses au public.

En revanche, le silence marque l’installation de quelque chose. C’est une façon de poser un climat. Par exemple quelque chose ne va pas lors d’une rupture épisodiquement silencieuse au sein d’un couple. Avec parfois cette idée d’être arrivé au terme de quelque chose. A mes yeux, le silence essentiel. Il va bien au-delà d’une rythmique. Dès lors, le mot silence intervient nettement moins que les temps. Le silence marque l’intervention d’une dimension métaphorique, la forêt pour Arbres.

Pour mémoire, Animaux interrogeait le déclin des espèces qui n’a plus rien de contestable. Dès lors, que fait-on avec notre conscience intime. On trouve par exemple dans Arbres, les bruits entendus par l’homme.

Vous avez un lien fort avec le théâtre du silence du metteur en scène français Claude Régy et son art de fracturer le texte par des silences au charme énigmatique? Une manière de démultiplier la vie du texte et de la parole, selon lui.

Claude Régy m’a beaucoup inspiré. Je l’ai connu à la Manufacture (Haute Ecole des Arts de la Scène, Lausanne) puis retrouvé de temps à autre à son domicile parisien où j’allais le visiter. Il m’a souvent confié que l’inconscient de l’auteur est tout aussi important voire davantage que son conscient. De fait, ce que l’on met et projette inconsciemment dans une pièce, Claude Régy, par la lenteur et sa mise en scène, s’essaiera à le faire résonner. Depuis quelques années, je tente de retrouver, voire de le bonifier en répétition cet inconscient avec les acteurs et actrices.

Votre pièce mentionne en didascalie initiale: Chris – (fougères), Lui – (Chêne), L’Autre – peuplier (Peut plier). Enigmatique, non?

C’est aussi énigmatique à mes yeux, ne sachant plus guère quoi faire avec la notion de personnage. S’il y bien une histoire et des personnages, tout semble disparaître à la fin. Cela correspond à la destruction de cette idée de personnage. Je me situe dans une forme de conflit avec le théâtre et moi-même dans le texte de répétition, je me suis amusé à mettre des noms d’arbres et de fougères pour désigner les trois Entités.

Pour ces dernières, je me suis amplement inspiré de mes comédiens. Mon acteur le plus avancé en âge, Michel Demierre (ex-compagnon de route de l’un des plus célèbres hommes de théâtre français, Stanislas Nordey, ndr) a ainsi connu un père voyou comme son personnage au fil de son monologue. De même un autre comédien, Juan Bilbeny, est souvent un être en retrait, réservé. Mais, subitement, il peut se mettre à parler. Il en reste beaucoup dans sa partition et son personnage.





Et pour le dernier protagoniste...

Le monologue de Billy Demiguel enceint de son coming out queer, il a entièrement été revu en sa compagnie dans cette écriture mêlant conscient et conscient au cœur d’une performance finale. Le monde de la forêt qui l’aspire depuis tout petit constitue une forme de sanctuaire à ses yeux. C’est le sens premier du texte. Un être va se cacher dans les arbres pour pleurer sa différence.

Aujourd’hui, l’un de genres en vogue au théâtre, c’est la biographie. Qui ne fait pas son (auto-) portrait? Si j’intègre quelque peu ce principe, c’est pour mieux garder la sève de la fiction tout en parlant des acteurs au sein de celle-ci.

L’évocation, enfin, de l’Ukraine, la guerre, les ruines au pied desquelles des enfants jouent. Toute la question de la pièce?

Peut-on continuer à parler du genre, de l’envie et de l’amour… dans un moment où c’est l’urgence absolue? La pièce répond allègrement par l’affirmative. Dans son entier, mon œuvre évoque interroge la violence, les divisions et les maladies psychiques. Ce sont des réalités que j’ai traversées tant avec la drogue que par le suicide de mon père.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Arbres
Du 7 au 10 février au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains

Julien Mages, texte et mise en scène
Avec Juan Bilbeny, Michel Demierre et Billy Demiguel
David Scrufari, musique, création sonore
Cie Julien Mages

Informations, réservations:
https://www.theatrebennobesson.ch/programme-22-23/arbres

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