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Platonov for ever

Publié le 17.05.2024

Maître de la subtilité et de l'implicite, Anton Tchekhov a fortement imprégné l’homme de théâtre Alexandre Doublet. À l’enseigne du Théâtre de Vidy jusqu'au 25 mai, sa pièce chorale qu’il met en scène, Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité (nouvelle génération) s’inspire d’une œuvre de jeunesse de l’auteur russe, Platonov.

Au personnage complexe de Platonov en butte à l’inertie morale et sociale, la pièce apporte une dimension festive et fluide dans les genres sous les lampions solaires d’une possible dernière nuit sur Terre.

Un groupe d’ami.es se retrouve à l’issue d’un long hiver au cœur d’une demeure en campagne. Les neuf interprètes réuni.es ne veulent pas mourir des doutes et espérances, désillusions et ennui, consensus et dissensus qui les traversent.

Pour mémoire, Alexandre Doublet a déjà signé une version au long cours et en épisodes de Platonov (2012). «Tout est incertain et précaire» pour Tchekhov. L’humanité se naufrage dans le désarroi idéel et moral, existentiel et politique, à l’image de notre aujourd’hui. «Enterrer les morts et réparer les vivants », entend-on dans Platonov.

Pourquoi ainsi ne pas restituer ici aux chansons leur puissance réparatrice et résiliente? On croyait ainsi trop bien connaître les chansons refigurées dans la pièce. Elles furent notamment imaginées par Jeanne Mas, En rouge et noir - «J'ai construit tant de châteaux/Qui se réduisaient en sable...». Sans oublier Hardcore du combo électro-pop Odezanne. Et son interrogation écrite sous confinement: «Qui portera de la lumière/Pour rendre les grands enfants heureux?»

Les paroles interpellent et rejoignent les constats de générations plongées au cœur de notre sixième extinction de masse et de conflits mortifères sans issue. Rencontre avec l’auteur et metteur en scène Alexandre Doublet.



Pourquoi cette fascination pour Tchekhov?

Il en va des films comme des livres de chevet. Certains s’imposent naturellement. Des ouvrages sont lus et relus à différentes étapes de nos vies. À chaque fois, l’on y découvre de nouvelles notions et idées.  Ces éléments résonnent de manière singulière suivant l’état de nos existences. C’est proprement inépuisable.

Je ne cesserai ainsi jamais de revisiter cette pièce, Platonov, tant elle m’apprend qui je suis et le monde dans lequel nous évoluons.



Qu’est-ce qui vous a attiré dans la figure de Platonov, instituteur réfugié en campagne jouant avec les sentiments et le néant?

L’inertie contemporaine, cet élan qui peine à se concrétiser.

En quoi ce personnage est-il résolument d’aujourd’hui? Dès lors, il ne s’agit pas de rejouer cette pièce comme l’on aurait pu le faire en 1880. Redécouvrir cette figure-clé du théâtre tchekhovien est une manière de découvrir des endroits inconnus.

Il est question d’humanité...

Ce personnage est terriblement humain parce qu’imparfait. Il y a ainsi l’impression que la vie même lui échappe, la rendant touchante face à la violence du groupe. Il s’agit aussi d’histoires d’amour qui se croisent.

La fable? L’histoire d’une fête qui tourne mal. Le propos? Raconter une histoire reconnaissable et populaire. Soit une histoire d’amour ou d’amitié qui tourne mal, ces deux états étant intimement et étroitement liés chez Platonov. Une manière de s’interroger sur jusqu’où est-il possible d’aller en amitié.

J’aime bien cette idée: «Un ami, c'est quelqu’un qui vous connaît bien et qui vous aime quand même.»*





Chez Tchekhov, le dialogue original est marqué par son style naturel et fluide.

La pièce est écrite en versification libre contrairement à Retour à la Cerisaie, un poème dramatique que j’ai monté. Depuis plusieurs spectacles, mes phrases n’ont pas de ponctuation. La respiration fait partie du travail naturel des interprètes dans une musicalité de la langue.

Pour Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité (nouvelle génération), le défi de conserver un parler direct en influençant et modulant la respiration des actrices et acteurs.

Dans le sillage d’une indication avec Françoise Morvan et André Markowicz qui ont traduit Tchekhov, s’est affirmée l’idée que l’écriture tchékhovienne est bien davantage pneumatique que psychologique.

Qu’apporte ce travail sur la respiration du texte proféré?

S’engager dans l’air est pareil à s’engager dans le slam ou le rap. En d’autres termes une approche plus physique que réflexive du texte. Ceci d’autant plus qu’il s’agit éminemment d’un élan de la jeunesse. Un élan qui s’engage dans la vie avec souffle.

Le titre Hardcore d’Odezenne mêle nostalgie et mélancolie. Il est passé en choralité au terme de la pièce.

À mes yeux, cette chanson est empreinte d’une écriture relativement brute évoquant ce que le groupe a traversé durant le confinement notamment. Elle est bien passée par un chœur chantant, un tutti. Il m’intéressait de terminer le spectacle avec un chœur qui chante et respire.

La rythmique de ce titre requiert une haute exigence d’écoute mutuelle. Obligé.es de compter ensemble, les interprètes se retrouvent proches d’un mode a cappella. Ce passage évoque la manière peut se constituer un groupe capable du meilleur comme du pire pouvant participer à changer le monde ou à le détruire intégralement.





Parlez-nous du personnage de Lilly...

Ce personnage de la bonne non conventionnelle de la maison réfère directement à la figure de La Femme à la bûche au fil du feuilleton de David Lynch, Twin Peaks. Elle s’intègre dans cette riche ligne de personnages narratifs qui connaissent le fin mot de l’histoire en cours. En compagnie d’Anne Sée qui l’interprète, nous avons notablement évoqué Les Ailes du désir de Wim Wenders.

Lilly fait donc partie de ces figures défuntes qui errent entre le monde des vivants et celui des morts. Ou comment convoquer et incarner les fantômes. Cela ramène évidemment à l’ultime phrase de la pièce: «Enterrer les morts et réparer les vivants».

Qu’est-ce qui vous touche particulièrement chez l’écrivain russe?

Tchekhov raconte parfaitement tout autant l’échec que la tentative. N’essayons-nous pas continument d’être un brin mieux que nous-même? Il est essentiel d’avoir l’humilité d’échouer. Le regard que porte ainsi Lilly sur les protagonistes du drame est lucide. Et fondamentalement bienveillant. Tenter signifie aussi rater.

En ce sens, la durée du spectacle est importante. Car elle permet une réelle tentative d’être au plus près de celui traverser les interprètes au plateau. Dès lors, il s’agit aussi d’une pièce sur le métier de comédienne et comédienne mis en jeu et l’art théâtral qui est basé sur la relation entre les êtres réunis dans la même espace sensible, public compris.

Et sur la scénographie?

Il y a la réflexion d’un espace conçu à partir d’éléments mobiliers retirés des locaux de ma Compagnie. J’ai alors découvert mon obsession pour les tables. Elles symbolisent au plus juste ce qu’est une maison. Mais aussi le tréteau, l’endroit sur lequel monter pour parler et prendre de la hauteur.

L’éco-responsabilité découle du fait que nous avons pris ce que nous avions pour le poser au plateau.

Face à l’urgence climatique, les créateurices abordent les défis scénographiques au projet par projet. Tout au long de l'histoire, les arts vivants ont démontré une capacité extraordinaire à se réinventer. Depuis les créations de Retour à la cerisaie et La Machine dans la forêt, nous nous efforçons d'adopter un fonctionnement éco-responsable et durable.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité
Du 15 au 25 mai à Vidy Théâtre - Lausanne

Alexandre Doublet, texte et mise en scène
Avec Estelle Bridet Emeric Cheseaux  Christian Cordonier  Aurélien Gschwind  Malika Khatir Baptiste Mayoraz Mélody Pini  Anne Sée  Samuel Van Der Zwalmen 

Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/il-ny-a-que-les-chansons-de-variete-qui-disent-la-verite/

Futures représentations:
Du 29 mai au 8 juin à La Comédie de Genève
Du 12 au 22 juin au Théâtre Les Halles, Sierre
Les 27 et 28 septembre aux Alambics Théâtre École, Martigny

*Cette citation a été notamment attribuée à l’écrivain français Hervé Lauwick.