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La novlangue de l’entreprise mise à nu

Publié le 13.12.2022

Dans Objectif Projet visible à l'Usine à Gaz, le 24 mars, un quatuor d’interprètes s’attaque aux mantras d’entreprises en mode développement personnel. Team building, mutualisation des ressources, optimisation des process, gestion horizontale… C’est toute la «novlangue» régissant le monde de l’entreprise.

Pourtant quelque chose cloche. Les ordinateurs portables fonctionnent-ils? Les gobelets à café ont-ils encore un contenu? Tout est dans la forme sans aucun fond créatif, opératif et productif repérable. Les pensées secrètes se lisent, elles, dans ces impromptus de Bach entonnés a capella par le quatuor qui élèvent le chœur et l’âme.

Avec humour, les échanges roulent autour de la communication bienveillante et l’interrogation sur les sens d’un mot insignifiant et sa prononciation. Nous sommes à l’ère du coaching et des retours d’expériences ou feedbacks que la pièce détourne de manière convaincante. Sous l’espace lounge arborisé d’un ficus, nos stylistes de surface se retrouvent en one to one tandis qu’une libido diffuse (réprimée dans l’open space) infuse timidement.

Pour sûr, vous en retournerez au bureau plus léger ou intrigué. Voire avec une forte envie d’early retirement. Rencontre avec Cécile Goussard et Adrien Mani, deux des chevilles ouvrières du Collectif moitié moitié moitié.


On parle de gestion par projets pour un parcours professionnel.

Cécile Goussard: Nous sommes sortis il y a six ans de La Manufacture (Haute Ecole des Arts de la Scène). Depuis, nous découvrons le monde du travail et ses injonctions. Dans la vie active, qu’elle soit culturelle ou autre, il y a souvent cette demande de développement de la personne en termes de projet, et tout le vocabulaire qui va avec. Quel est-ce projet? Comment le développer et le réaliser? Qu’en est-il de sa présentation? C’est cette plongée dans le monde du travail scénique avec tout ce qu’il comporte de Management et de Team Building qui nous a intéressée.

Tout ce qui est abordé dans la pièce reste une vraie question à l’entrée dans la vie active et au-delà.

Adrien Mani: Nous sommes forcés de constater le colonialisme rampant de cette langue managériale. Elle touche la vie quotidienne et professionnelle y compris dans le domaine du théâtre, elle touche aussi nos vies intimes (nos projets d’enfants et de vie). Sans avoir souhaité réaliser une pièce sur la fabrique théâtrale, l’intrigue tente de développer une conscience face à cette langue de l’entreprise et du néolibéralisme.

D’où le souhait de déplacer ces interrogations dans l’univers de l’open space en petite entreprise possiblement moins connu des comédiennes et comédiens. Avec le Collectif moitié moitié moitié, nous aimons bien partir en tourisme dans des lieux qui ne nous sont guère familiers.



Il existe une dimension presque érotique dans certaines scènes...

Adrien Mani: La langue managériale vise à gommer les hiérarchies et la violence. Ceci en nous faisant croire que nous sommes tous égaux dans un rapport de travail voulu horizontal. Or cette grammaire qui tente de nous rapprocher, de faire de nous des quasi-ami.es au travail, Objectif Projet la pousse vers des sphères moins érotiques que suggestives.

Cécile Goussard: Des réalités et ressentis ne sont pas révélés et dits par cette novlangue. Du coup, cela nous a passionné de rechercher les frottements et failles derrière cette grammaire du développement personnel. Ainsi l’envie de voir comment peut faire effet une langue dématérialisée lorsque les corps sont rapprochés.

L’intimité voire l’érotisation des rapports interpersonnels n’est pas capable d’être dite par cette alphabet du management. Il faut ainsi mettre du charnel dans une langue formelle si peu organique.

Votre approche?

Adrien Mani: Au sein du collectif, ce qui nous relie théâtralement se révèle souvent par l’humour. Il peut se lire dans cette volonté de pousser les choses parfois bien plus loin que la réalité. Mais la triste réalité des situations de travail reste toutefois grinçante.

Cécile Goussard: La violence des rapports de travail est d’autant plus prégnante qu’elle demeure ici longtemps cachée par la langue même. Il existe aussi une manière assez pernicieuse d’empêcher de penser les violences qui font intrinsèquement partie du monde du travail.





Mais encore.

Cécile Goussard: Dans Objectif projet, nous jouons réellement à être des manageuses et managers. En répétitions, nous avons aligné les feedbacks sur nos performances respectives. Et nous nous sommes ensuite amuser à développer des feedbacks de feedbacks. Les personnes qui pratiquent cette langue se trouvent démunies tant il n’existe plus de mots pour nommer des choses essentielles qui sont présentes, les sentiments, les émotions par exemple.

Tout est gommé derrière des process et des mots techniques ou adoucissant la réalité. S’attaquer à cette novlangue, c’est parfois se confronter à ses pires cauchemars pour en rire. Et adopter une posture d’investigation et de recherche face à elle.

Vous abordez le bore-out (syndrome d’épuisement professionnel suscité par le manque de travail et l’ennui) et le brown-out (détresse psychologique liée à la perte de sens dans le travail).

Adrien Mani: Ces deux phénomènes touchent aussi notablement les compagnies artistiques. Leur impact n’a fait qu’augmenter sous la période pandémique. C’est parfois burlesque dans le spectacle car nous en arrivons à des injustices et frustrations criantes qui sont fort théâtrales. Ainsi dans certaines entreprises, les restructurations peuvent être présentées sous le label, «Chic, un changement!». A ce stade, la réalité ne dépasse-t-elle pas la fiction ? La question du sens que l’on donne à son activité professionnelle devient en tout cas centrale.





Quels sont les liens avec l’ère Covid et la production théâtrale?

Adrien Mani: Dans ses prémices, le spectacle est né avant la pandémie, mais ils fut créé en pleine période Covid. Ainsi la volonté de vouloir interroger la recherche de sens par et pour le travail a pris un éclairage différent dans la pièce.

Cette novlangue néolibérale nous concerne comme comédiennes et comédiens au-delà des effets de la pandémie. Ainsi nous travaillons par projets sans avoir d’employeur et d’employeuse fixes. D’où une fragilité pour notre profession au sein du monde du travail. L’un des desseins de cette langue managériale est que l’employé.e puisse se sentir pleinement concerné.e par les objectifs de l’entreprise et puisse aligner ses propres projets à ceux de l’entreprise. C’est ce que nous connaissons aussi dans le champ de la création culturelle. Nous sommes totalement concerné.e.s par les fragilités que crée ce langage néolibéral.

C’est une entreprise fantôme qui est mise en scène?

Cécile Goussard: C’est la thématique de la coquille vide. Cette entreprise qui disparaît par pans entiers, a-t-elle encore une réalité et des murs? Ceci avec des employé.e.s qui tentent aussi longtemps que possible de tenir leur monde debout. Tel est le mouvement de la dramaturgie du spectacle qui fut travaillée en étroite collaboration avec notamment la scénographe (Lucie Meyer), le costumier (Augustin Rolland), le regard extérieur (François Renou) et le créateur lumière (Guillaume Gex).

Adrien Mani: Nous nous sommes aussi inspirés du documentaire sur les nouvelles pratiques de management et le réaménagement des espaces de travail pour plus de productivité, Work Hard-Play Hard de Carmen Lorman. Cette plongée dans une entreprise allemande en dévoile les processus de retours. Nos feedbacks sont ainsi en partie inspirés des retours bien réels faits à des employé.es dans le film.

Et encore sur cette novlangue...

Cécile Goussard: C’est la langue entrepreneuriale positive, où il faut toujours dire oui et accepter tout. Ce qui participe à cacher longtemps la réalité d’un vide immense. On ne dit ainsi pas licenciement mais plan de restructuration. Les frottements et doutes s’expriment, eux, par le jeu, les silences, la scénographie et les costumes. Par ailleurs, dans le spectacle, nous nous moquons aussi de nos propres pratiques étant par essence très pinailleurs et dans le détail au fil du travail au plateau.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Interview réalisée à l'occasion de la création du spectacle en décembre 2022 à l'Echandole d'Yverdon-les-Bains


Objectif Projet
Le 24 mars 2023 à L'Usine à Gaz, Nyon

Un spectacle du Collectif Moitié Moitié Moitié
Avec Cécile Goussard, Adrien Mani, Marie Ripoll, Matteo Prandi

Informations, réservations:
https://usineagaz.ch/event/objectif-projet-collectif-moitie-moitie-moitie-ch/