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Imaginaires sans frontières entre deux rêves

Publié le 25.05.2024

À découvrir en première européenne au Théâtre de Vidy, du 31 mai au 2 juin, Le Métro de Gaza, mis en scène et co-écrit par Hervé Loichemol, est une œuvre théâtrale poignante inspirée de l'installation artistique du plasticien palestinien Mohamed Abusal.

Créée en 2011, cette œuvre imaginait un métro à Gaza, symbole de liberté et de mobilité dans un territoire marqué par l'enfermement*. En 2022, Hervé Loichemol, accompagné d'une autrice et de trois interprètes palestinien.nes - dont Ahmed Tobasi - du Théâtre de la liberté de Jénine, adapte cette vision en une pièce racontant l'errance d'une jeune Palestinienne de Haïfa dans ce métro imaginaire, à la recherche d'un homme rencontré en ligne.

Cette pièce, qui défie les limites imposées par la réalité violente, est un cri d'espoir et de résilience à travers l'imagination.

Depuis octobre 2023 notamment, le spectacle a acquis une résonance encore plus profonde à cause de la guerre actuelle. Créée à Jénine (Cisjordanie occupée), la pièce incarne un témoignage vibrant de la vie palestinienne sous le siège. Les acteurs.trices de Palestine, avec la scénographie immersive de Gilles Vuissoz et la collaboration artistique de Mohamed Abusal qui a pu récemment fuir Gaza, offrent une performance allant bien au-delà du témoignage.

La pièce juxtapose ainsi les rêves et les dures réalités de Gaza bien avant le 7 octobre. N’ayant rien à voir avec l’appellation «Métro de Gaza» désignant les tunnels du Hamas pour Tsahal, le métro imaginé par Abusal devient ainsi un espace de rencontre, de perte et de quête, symbolisant à la fois l'espoir et la confrontation inévitable avec une réalité tragique. Entretien avec Hervé Loichemol.



Comment se présente Le Métro de Gaza?

Hervé Loichemol: Je ne tiens pas à donner un éclairage exclusivement politique, historique et sociologique à cette pièce. En effet et j’y insiste, il ne s’agit en aucune façon d’un spectacle militant, manichéen et à slogans.

Il trouve son origine dans la situation de blocus vécue par les habitant.es de la Bande de Gaza. Ce territoire de 41 kilomètres de long pour une largeur de six à douze kilomètres a accueilli en nombre des personnes réfugiées palestiniennes déplacées par le conflit israélo-arabe.

À l’origine de cette création, il y eut l’idée si belle et originale de l’artiste palestinien Mohamed Abusal, peintre abstrait, vidéaste, photographe et auteur d’installations contemporaines d’imaginer un métro à Gaza, un moyen prompt à s’extraire de ce blocus. Je pense qu’il en a eu l’idée lors de sa découverte du métro à Paris.

Partant, c’est l’imaginaire qui compte ici. Cette pièce ne parle ainsi ni du Hamas, ni du Fatah, des Israéliens et de leur armée. Et je ne souhaite pas ouvrir la boîte de Pandore politique des relations régionales et internationales.



Parlez-nous de la fable...

Nous avons imaginé avec l’écrivaine syrano-palestinienne et metteure en scène Khawla Ibraheem une histoire de liens problématiques, par le truchement d’internet, entre une jeune femme vivant à Haïfa (Israël) et un jeune homme résidant à Gaza. Dès lors, comment peuvent-t-ils se réunir géographiquement et physiquement, se voir en réelle et sensible présence. C’est naturellement à partir de là que débutent les problèmes. De communication notamment.

Il se trouve que nous représentons au plateau un personnage à l’image d’Abusal qui a rêvé ce métro gazaoui. Or, ce songe utopique va produire, intégrer, associer, rencontrer le rêve de cette jeune femme aspirant à se rendre à Gaza pour y rencontrer l’ami, dont elle a fait connaissance sur la Toile.

La pièce dessine et suit la rencontre complexe entre deux rêves. Malgré les nombreux obstacles, l’héroïne entrera progressivement dans le rêve d’Abusal prétendant, lui-même, vivre comme en écho dans le rêve de la jeune femme. Il avance qu’elle peut y demeurer afin de sentir mieux.

Cela ne va pas de soit...

Assurément. Il y a évidemment des discordances. Des frottements entre le rêve et la réalité. Se pose alors la question de l’admissibilité d’un songe, celui d’une circulation libre et sans entraves au cœur d’une terre fragmentée, contrainte, hérissée de murs et barrières, un territoire où n’existent que des entraves au quotidien.

À un certain point, ce rêve explose, si ce n’est s’effondre, un temps durant. Mais cet effondrement momentané n’a pas été écrit le 7 octobre et peut remonter à 2020. Lors d’une étape de travail autour de la pièce, des divergences d’interprétations d’ordre politiques sont alors apparues entre les comédien.nes de la pièce.

J’ai trouvé cela fort intéressant. Dès lors, pourquoi ne pas conserver ces discussions, explications et divergences parfois tendues sur le plateau.





Comme cela se traduit-il?

Dans cette interruption de la fiction au cœur du spectacle, j’y vois mon intérêt de toujours dans les arts vivants de la scène autour de ces moments de bascule voyant le théâtre lui-même s’effondrer et s’arrêter. Cette suspension et ce dérapage m’apparaissent comme étant le comble du théâtre.

Quelque chose vient alors à nous échapper comme dans le cas de ce métro gazaoui dystopique bâtit à 10'000 mètres de profondeur et que ne peuvent atteindre les bombardements.

À cet égard, je me souviens que l’une des premières pièces que j’ai portée à la scène en 1978 au Théâtre de Carouge est singulièrement La Vie est un songe (1635) de Pedro Calderón de la Barca**. Au théâtre, ce frottement parfois ironique entre illusion et réalité me passionne au plus haut point.

Par ailleurs, le spectacle s’ouvre sur des images de protestations et de personnes blessées lors de La Marche du retour***, dont la pièce évoque aussi certaines conséquences. La jeune femme cherche ainsi dans les hôpitaux la trace d’un blessé auquel appartient un smartphone retrouvé.

Qu’en est-il de l’accueil de ce spectacle en Palestine, où il a été créé?

Il n’y a eu que des réactions positives d’un public profondément touché notamment par la présence régulière et métronomique d’explosion pour une pièce écrite trois ans avant le 7 octobre. A Amman aussi, la capitale jordanienne, la réception fut chaleureuse.





Pour un moment de cette pièce, vous avez choisi une chanson de MC Abdul, l’un des rappeurs palestiniens les plus connus pour sa chanson Shouting at the The Wall (Crier contre le mur) aux mots explicites...

Je l’ai découverte sur YouTube et l’ai ajouté récemment à Tunis pour des questions théâtrales. Elle se situe après une première partie suivant l’installation imaginaire de ce métro, la conjugaison de trajets des protagonistes ainsi que la présentation des personnages et d’une situation générique. Et avant une seconde partie, où l’histoire nous emmène au cœur du métro.

Entre ces deux parties, j’ai souhaité un point d’articulation, une sorte d’intermède, une scansion bien rythmée dessinée par Shouting at the The Wall. Profondément raccord avec le personnage de la pièce d’une jeune Gazaoui vivant d’expédients, ce titre est sorti en 2021.

Alors âgé de douze ans, MC Abdul témoigne dans sa chanson des bombardements, de son petit frère qu’il tente de protéger la nuit, de son père qui risque sa vie dehors pour acheter du pain, de sa tante qui perdu sa maison et donc sa vie, de la folie qui guette. Beaucoup est dit d’une «situation de cauchemar» et de «la vie sous occupation» comme il l’écrit.

Dans votre texte Le Choix des maux lu en public lors d’une soirée relayant un Appel des artistes à un cessez-le-feu à Gaza en avril dernier au Théâtre du Grütli, vous évoquez une perspective historique au long cours. Pour mémoire, vous avez travaillé pour cette pièce avec le Théâtre de la liberté de Jénine qui a été depuis dévasté. Le Président de ce Théâtre, Bilal al Saadi «est en détention administrative (sans inculpation, ni jugement) depuis septembre 2022.» **** et le Directeur administratif du théâtre Mustafa Sheta l’est aussi dès décembre 2023.

J’y écris que «la guerre n’a pas commencé le 7 octobre, qu’elle dure depuis plus de 80 ans et que le blocus de Gaza, marqué par des bombardements réguliers, des destructions et des morts par milliers, dure depuis plus de 16 ans.» Et je m’interroge: «Se souvient-on qu’au lendemain du 7 octobre toute forme de contextualisation a été condamnée comme soutien au terrorisme et manifestation d’antisémitisme?» Il s’agit de faits historiques attestés nécessaires à évoquer.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Le Métro de Gaza
Du 31 mai au 2 juin au Théâtre Vidy - Lausanne

Khawla Ibraheem et Hervé Loichemol, texte, d’après une œuvre de Mohamed Abusal 
Hervé Loichemol, mise en scène
Mohamed Abusal, collaboration artistique
 
Avec Nisbat Serhan, Yasmin Shalaldeh et Ahmed Tobasi

Coproduction The FreedomTheatre, Jénine - Compagnie FOR, Ferney-Voltaire - L’Askéné, Lausanne

Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/le-metro-de-gaza/

Dans le cadre des Rencontres artistiques pour la Palestine, du 31 mai au 2 juin au Vidy Théâtre. Plus d'infos:
https://vidy.ch/fr/


* L'idée de concevoir un métro à Gaza peut sembler utopique, voire absurde, dans un territoire marqué par le blocus, les conflits et la destruction. Pourtant, c'est précisément cette contradiction qui fait la force de l’installation multimédia d'Abusal (2011). En imaginant un réseau de métro, l'artiste nous invite à envisager un futur alternatif pour Gaza, où les déplacements seraient facilités, la ville reliée par des infrastructures modernes, et les échanges sociaux dynamisés, ndr.

** La Vie est un songe nous rappelle que la liberté humaine, malgré les contraintes imposées par le destin, repose sur notre capacité à choisir et à agir avec discernement et responsabilité. Calderón, nous pousse à questionner notre propre réalité et nos perceptions. L’interrogation existentielle centrale - la vie est-elle un rêve dont nous nous réveillons à la mort? - résonne avec une intensité particulière dans le contexte actuel, ndr.

*** La Marche du retour est une série de manifestations palestiniennes débutées le 30 mars 2018 dans la bande de Gaza, organisées par la société civile gazaouie et soutenues par le Hamas. Les Palestiniens revendiquaient le droit de retourner sur les terres et dans les maisons dont leurs familles avaient été expulsées lors de la création de l'État d'Israël en 1948, un droit reconnu par la résolution 194 de l'ONU. Israël a déployé des snipers pour «contrer» ce qu'il considérait comme une menace pour sa sécurité. Entre mars 2018 et décembre 2019, plus de 200 Palestiniens ont été tués et des milliers blessés, dont des journalistes, des personnels médicaux et des enfants. (Source: Wikipédia)

**** Syndicat français des artistes-interprètes (SFA), janvier 2024 sur https://sfa-cgt.fr/presse/2142