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En attendant Renée

Publié le 06.02.2020

 

En 2014 dans une performance réalisée au BAC genevois, l’artiste multimédium hollandaise Renée van Trier - peinture, dessin, photo, chant, musiques, vidéo, danse - a su retrouver, dans ses lignes de corps, le fruit défendu des années 50. Soit la teenage girl fausse ingénue, innocente incendiaire, vulgaire, camp et sexy proche de la première femme rock américaine, Wanda Jackson. Son solo All Can Be Softer l'a vue camper une elfe compassionnelle, flanquée sur l’épaule d’une poupée à l’effigie proche de Gollum (Le Seigneur des anneaux). Une elfe aux douces incantations lyriques et compassionnelle en lisière de larmes, poignante et dérangeante.

Pour sa création, Something of What We’ve Lost, une performance chantée à découvrir à l'Arsenic du 27 février au 1er mars, elle réinvente les terres de l’enfance alliées au bizarre, au tendrement monstrueux. Et passe des fantômes hip hop. Dans une salle d’attente, où le public est invité à s’asseoir, on découvre son double avec un masque inspiré de l’œuvre grotesque et étrange de son compatriote Jérôme Bosch. Elle chante entre élégie punk, ballade pop et électro dancefloor sur fond de bruissements de mouches. On est autant spectateur captif durant une performance de Renée van Trier que spectateur libre après.

 

 

Vous avez imaginé une salle d’attente pour la scénographie.

(Renée van Trier): La création explore une forme de mise en tensions entre le désir de chacun à se détacher d’objets notamment, à se confronter aux pertes qui scandent toute vie. Mais le solo se confronte aussi à l’anxiété irrépressible d’une perte définitive. Depuis des années, je travaille avec l’idée de créer une salle d’attente. Ces non-lieux m’ont toujours fascinée. L’atmosphère incertaine qui en émane, en attendant un rendez-vous médical, par exemple.

 

Quelques éléments sur vos peintures et dessins?

Dans la waiting room, il y aura notamment un autoportrait imprimé sur une couverture, un vidéo clip sur une plage et une variante étonnante sur la plante verte décorative. Les sources d’inspirations de ma peinture et de mes dessins, elles, sont multiples: Jean-Michel Basquiat, l’expressionnisme abstrait de Willem de Kooning, Jean Cocteau, Georg Baselitz. Et l’art brut, naturellement. Il y a aussi les Nouveaux Fauves allemands des années 80 qui changent souvent de styles pour des peintures violentes, hédonistes. Comment eux, il n’y a dans mon travail ni théorie ou note d’intention, programme ou commentaire explicatif. Seul l'instant performatif du geste artistique compte.

 

En fond de salle d’attente, il y a l’image votre visage dédoublé par un fantôme inquiétant.

Dans des teintes rouge-orangées, amniotiques, cet autoportrait photographique remonte à 2009. Il y a de multiples niveaux de lecture, de l’indicible à l’inconscient. Une image perdue de soi. Ainsi le visage d’une victime en état de sidération post traumatique, de désorientation absolue. C’est peut-être une personnalité bipolaire entre surexcitation et tristesse, voire mélancolie. Son aspect évoluera tout au long du spectacle allant de l’explosif vers un état plus squelettique. J’ai également songé au personnage errant et largué incarné par Laura Dern dans Inland Empire de David Lynch. Soit un trip à travers les rêves, les cauchemars, l'inconscient et les mondes parallèles d’une artiste.

 

De quoi est faite cette attente qui est celle de notre vie: une fois accomplie, nous n’existons plus?

C’est juste. Dans une salle d’attente, ne sommes-nous pas instantanément rattachés à des objets? Une manière de remplir nos solitudes de petites choses. Dans le même temps, on peut se mettre à songer comment la nature en feu engloutit l’humain en Australie.

Le spectacle aborde une pensée se manifestant en couches multiples. Mais aussi les changements soudains d’humeur que peut expérimenter l’être humain, la perte, l’attachement, l’emprise, la déprise. Enfin, j’interroge doucement les attentes du spectateur séduit, dérouté, trompé dans ses expectatives face à une production scénique labellisée, balisée. J’aimerai que le public s’approprie et investisse une scénographie proche de l’aéroport, ses angle multiples, ses regards partagés ou fuyants.

 

Vos performances permettent une relation riche au temps et à la vulnérabilité.

Si je suis souvent dans une forme d’urgence temporelle, j’imagine aussi une sensible lenteur liée au mouvement hip-hop ou à la gestuelle. Au début de mes solos, il y a souvent des paroles chantées lyriques, hypnotiques, atmosphériques. J’aime l’attente, floue, désordonnée, passant d’un état à l’autre chez l’enfant.

Vivre un show comme un trip était aussi l’idée de All Can Be Softer (2017) présenté à l’Arsenic et à Saint-Gervais, à Genève, avec comme seul éclairage mes peintures projetées au format XXL par projecteur interposé. Même si je suis parfois perdue dans l’espace pictural flottant, j’ai toujours aimé l’idée d’être au même plan que le spectateur. Pour Something of What We’ve Lost, j’offre au public ce qui se révèle à la fois récompense et consolation. Pour moi, oser être vulnérable, c’est oser s’exposer. C’est prendre le risque d’être atteint, déstabilisé par la fragilité de l’autre. Quand on ose se montrer vulnérable, les autres osent exposer leur fragilité, sollicitent la compassion.

 

 

Les paroles de vos chansons reviennent souvent sur les mêmes mots.

Je pourrais vous dire que c’est une forme de ritournelle, de refrain pour favoriser certains états de transe, des rythmes, un processus de mémorisation inconscient avec les paroles «bad», «lost», «softer». Je vous invite plutôt à (ré)écouter le tube de Rihanna, Umbrella avec la participation de Jay Z - 536 millions de vues sur YouTube, ndr. Que fait la star pop R&B? Elle chante comme une enfant, une langue d’avant le langage articulé et constitué: «Uh huh, uh huh», et aligne en boucle les «umbrella, ella, ella, eh, eh, eh». Je m’en inspire comme de nombreuses formes et expressions de la culture populaire.

 

Et votre nouvel album Something of What We’ve Lost qui sort pour l’occasion et dont les compositions sont toutes dans la création.

Perhaps One Day est une ballade romantique mélancolique en réverbération, obsédante, qu’aurait peut-être pu imaginer Marianne Faithfull. Sur un rythme jungle traînant, False Hope explore l’univers du conte de fée et de la comptine pour enfants traversé de poupées bizarres.

Plus loin, domine une électro pop sautillante dans la veine de la K-pop coréenne ou d’une Katy Perry au débit accéléré. As The World Turns offre une architecture inquiète, anxiogène. Avec à l’esprit, l’image d’une apocalypse industrielle comme dans Matrix et ses humains générés tels des piles. Avant d’être mis au rebut.

 

Vous avez une façon singulière de chanter.

Il y a plusieurs types de voix. Elles sont tour à tour excentriques, enfumées, enfantines et monstrueuses. Je tiens aussi à une douceur vocale et des timbres vaporeux. Sans oublier les compositions plus organiques, coupantes, gutturales, sardoniques. Bien que je ne n’y songe pas consciemment, ma voix semblerait à certains parfois proche d’une Björk ou de Karin Dreijer alias Fever Ray. Chacun est libre de ses comparaisons.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Renée van Trier: Something of What We’ve Lost
Du 27 février au 1er mars à l'Arsenic

Informations, réservations:
www.arsenic.ch
 

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