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Éloge en fumée de la fuite

Publié le 03.09.2024

Avec Smoke, à découvrir du 11 au 22 septembre au Théâtre Sévelin 36, Lausanne, Philippe Saire poursuit son exploration des interactions entre corps et matériaux évanescents, en réutilisant et réinventant la scénographie qu'il avait d'abord développée pour Ether.

Cette nouvelle création met en scène un dialogue fascinant entre le danseur David Zagari et la fumée, où les frontières entre le visible et l'invisible se brouillent. Coincé entre deux murs en perspective, le danseur que l’on découvre d’abord comme employé d’un parc d’attractions, cherche une échappatoire, incarnant à travers le mouvement l'envie de fuir une situation inextricable.

Cette création s’inscrit dans la lignée des Dispositifs imaginés par le chorégraphe, une série de pièces où la scénographie devient un partenaire de la danse, à l'instar de Black Out ou Vacuum. Dans Smoke, la fumée, loin d’être un simple effet visuel, interagit avec le corps, créant des images somptueuses et éphémères.

Cette approche met en lumière la tension entre la présence physique du danseur et l'évanescence de la fumée, offrant une réflexion poétique sur la condition humaine, où la quête de maîtrise et l'évanescence se confrontent. Entretien avec le chorégraphe Philippe Saire.



Smoke semble née comme un repentir en peinture. Ou la volonté d’imaginer une nouvelle œuvre sur une ancienne, comme Michel-Ange à la Haute Renaissance.

Philippe Saire: Je veux bien prendre cette allusion picturale, d’autant plus si elle est référencée à Michel-Ange (rires).

À l’époque d’une autre pièce toujours en dialogue avec les arts visuels, Ether (2018) avec Marthe Krummenacher et David Zagari, j’ai eu l’impression d’être passé à côté de quelque chose proposée par une scénographie de fumée et à tout le potentiel, les possibles de ce dispositif naviguant entre le tangible et l’intangible.

D’où l’envie d’amener une forme moins narrative, de laisser davantage de place aux images somptueuses de la fumée. Et de donner d’autres clés au public pour la contempler. Plutôt qu’une probable histoire de couple entre deux personnages, il s’agit alors essentiellement du dialogue d’un interprète avec la brume.



Dans Ether, vous exploriez déjà la dynamique entre un espace scénique et la manipulation de la fumée. Qu’en est-il de la maitrise délicate de la fumée dans cette nouvelle pièce?

Dépendant notamment de contraintes de températures, la fumée est un partenaire de jeu à part entière. Historiquement cette pièce appartient à la série des Dispositifs. Celle-ci met l’accent sur l’espace et la scénographie non comme un simple paysage mais une dimension agissant sur tous les plans de la chorégraphie. De la partition lumière au mouvement et à sa réception par le public.

J’avais en tête un dispositif en point de fuite à l’image d’un entonnoir. Soit une forme de perspective orientée et architecturée par la fumée et les lumières et filant vers le fond de l’espace scénique. Si par essence, la fumée est difficile à maîtriser afin de créer des images, Smoke propose déjà initialement deux parois qui la contiennent.

Cet élément suggère nombre de formes à l’imaginaire...


Oui elle peut évoquer aussi des nuages que je regarde par moments longuement, des cascades ou des nuées troublées par des frémissements ou des bourrasques.

À mes yeux, il s’agit d’un authentique paysage éthéré.

La pièce confronter le rythme propre de la fumée coulant contre deux murs à celui du corps se coulant contre elles. Il existe d’ailleurs un mur aux qualités poreuses à travers lequel la fumée peut passer.

La progression de la partition lumière est essentielle. Des moments contemplatifs alternent avec des séquences dynamiques et chorégraphiques dans ce pas de deux entre matière et danse.





Sur cette scénographie agissante...


Ces dispositifs complexes ont un côté bricolé et inventif que j’apprécie. Il y a des aplats brumeux et rejoignent parfois la 3d. Mais la fumée se manifeste majoritairement en 2d.

De fait, la machinerie à l’œuvre pour ce spectacle parvient à littéralement cantonner la fumée. Ainsi la fumée est tour à tour circonscrite à une fine couche brouillardeuse au sol et à une paroi. Ceci pour la sculpter, l’animer, la sculptant de manière mouvante au gré du souffle de ventilateurs.

Comment avez-vous travaillé sur la gravité et le poids du corps?

Nous avons d’abord songé à nous inspirer des volutes de fumée pour mettre le corps en gestes et en mouvements. Ce qui s’est révélé une piste peu fructueuse puisque nous étions davantage dans l’imitation que dans l’invention.

Le travail chorégraphique a ainsi permis de développer, d’affiner des états de corps spécifiques tout en travaillant sur les qualités musculaires gravités, oscillations, chutes. La fumée favorise ici une forme de mise à nu des possibilités et matérialités physiques.

La création sonore joue souvent un rôle crucial dans vos pièces. Comment la musique de Smoke dialogue-t-elle avec les mouvements de fumée et les déplacements du danseur?

Ayant rarement créé des soli exceptés pour moi, j’ai souhaité travailler pour Smoke avec la plus grande précision possible comme dans un geste d’orfèvrerie sur ce que la fumée peut ou non signifier.

Au plan de la partition musicale, elle est le fruit, comme souvent, d’une collaboration de longue date développée avec Stéphane Vecchione. Entre matérialité et évanescence, parfois sur le fil de l’imprévu été de l’inattendu qu’il faut savoir saisir et creuser comme effets, par exemple.

Les éléments fondamentaux se cristallisent sur le rapport entre corps, son, mouvement et fumée. Comme cherche-t-on, par exemple, à contredire une image scénique créée avec la colonne sonore? Je ne raffole donc pas d’une musique par trop explicative. D’où le désir de laisser les choses ouvertes grâce à la composition musicale.





Dans votre note d’intention, il y a une citation de Gaston Bachelard sur les images fuyantes suggérant une tension entre réalité et imaginaire.


Gaston Bachelard, un philosophe français que j’apprécie particulièrement autour de la poétique de l’espace, avance: «Les images de l’imagination aérienne, ou bien elles s’évaporent ou bien elles se cristallisent. Et c’est entre les deux pôles de cette ambivalence toujours active qu’il nous faut les saisir.» (L’Air et les songes). Effectivement relativement aux songes, l’évanescence de la fumée, les formes qu’elle peut prendre me rapporte aux paysages dans la brume, intrigants, évocateurs voire nostalgiques.

Cela me ramène à nombre de sensations liées à la nature en prenant le temps de la contemplation. Elles sont plutôt de l’ordre de l’évocation que de l’explication.

L’interprète apparaît en costume de lapin géant dans votre teaser. Vous aviez déjà questionné l’univers de l’Entertainment au fil de Salle des fêtes (Party Room), un duo créé en 2021.


Assurément. Pour mémoire, Salle des fêtes notamment s’insère aussi dans la série en cours des Dispositifs. Elles participent de références lointaines au philosophe français Blaise Pascal et ses réflexions sur le divertissement et la distraction. Selon lui, c’est ce que l’on invente pour s’écarter d’une mort inéluctable à venir. Il ne s’agit pas d’une critique du divertissement ou de l’Entertainment, des univers touchants, à l’image souvent des parcs d’attraction. Cela raconte beaucoup de notre condition humaine et notre besoin épisodique d’oubli. L’espace scénique est conçu en entonnoir est semblable à un espace mental. Le personnage travaille comme employé dans un parc d’attraction. D’où le déguisement du lapin. Trouvant cette situation insupportable, il cherche alors à s’émanciper de son état.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Smoke
Du 11 au 22 septembre 2024 à Sévelin 36, Lausanne

Philippe Saire, conception et chorégraphie avec l'interprète - Cie Philippe Saire
Pour et avec David Zagari

Informations, réservations:
https://theatresevelin36.ch/fr/agenda/event/2024-2025/smoke

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