Publié le 23.11.2022
Hommage à l’univers poétique du Jurassien Alexandre Voisard dans ce qu’il a de plus concret et immédiat, charnel et sensible, En attendant Voisard rebrasse les éternelles interrogations sur nos êtres, nos origines et nos devenirs. Ces instants surtout où la vie éveille, questionne et émeut. A savourer à L'Échandole d'Yverdon-les-Bains, le 13 janvier
Rarement la géopoétique d’un auteur féru de Bach et qui agence ses mots en rythmes et sons aura autant impliqué son public. N’en doutons point, ce goût des images en réseaux qui cheminent parfois à dos d’allégories et de symboles respire la vie même et ses silences.
Secondé par le contrebassiste Mathias Demoulin et le batteur Patrick Dufresne, le comédien et metteur en scène, chanteur et dramaturge Thierry Romanens porte en bandoulière une besace de mots tour à tour curieux et euphoriques. Avouant sans encombre au détour du spectacle, «je patauge un peu alors qu’il y a tout là-dedans, t’es plus le même après avoir lu ça», l’artiste s’adosse non sans humilité et gourmandise à une partition mobile, Le jeu des questions et de l’embarras. Soit un texte inédit que l’écrivain a remis au comédien chantant. En replantant la poésie d’Alexandre Voisard au milieu de nos quotidiens réenchantés, il en délivre l’essence foisonnante d’inventivités stylistiques. Rencontre avec Thierry Romanens.
Vous ouvrez le spectacle sur une respiration et une attente un brin burlesque et absurde.
Thierry Romanens: Comme souvent dans les projets, il existe l’idée de l’attente. Ici celle d’un poète et prosateur, Alexandre Voisard, qui ne pouvait in fine faire partie du spectacle. L’attente du poète est en elle-même est un vrai ressort dramaturgique passionnant. D’où le désir de créer une situation en scène où le poète attendu ne vient pas. Ou parfois vient-il?
A l’origine, je revendique un engagement profond, du type missionnaire face à ce texte Le jeu des questions et de l’embarras que m’a confié son auteur. C’est extrêmement touchant. Oui, c’est la toute première fois dans ma vie qu’un texte inédit m’est donné. Alexandre Voisard me dit alors en substance ne pouvoir faire partie de l’histoire tout en me suggérant d’en faire quelque chose. C’est un sentiment fort dans nos métiers, où l’on côtoie parfois un sentiment d’inutilité. Et tout d’un coup cela révèle des mondes et un être aux mondes que l’on veut partager.
C’est ce qui résonne de moi en lui. L’homme a été rapidement touché par la manière dont je m’emparais de ses textes. En d’autres termes, je les ai parcourus comme un sanglier, prenant ainsi ce matériau à la hussarde tout en me l’appropriant avec bienveillance. Disons plutôt que j’ai développé une sensibilité voulue proche de l’écrivain. Patiemment, j’essaye de comprendre, peut-être. Essayer d’entrer dans sa vision des choses, plus sûrement.
Ce qui m’importe le plus dans cet exercice? Donner accès à la poésie au public. Le plus beau compliment que l’on puisse ainsi me faire à l’issue du spectacle? La volonté d’en lire davantage et de sans trêve retourner à l’auteur, une fois rentré chez soi.
Avec le contrebassiste plutôt ému par la poésie, il y a un essai de caractériser les personnages dans ces scènes d’attente. C’est essentiellement un ressort de jeu. Modestement, j’ai toujours pour ambition que les spectacles nous transforment. Soit pour les spectateurs, faire vivre quelque chose qui est de l’ordre de la révélation.
Mais encore...Sans me lancer dans une définition de la poésie, je laisse la parole à Alexandre Voisard. Pour lui, la poésie constitue «la meilleure chance d’entendre et de déchiffrer les rumeurs du monde». Soit de nous donner accès à une réalité bien plus complexe que celle vécue au quotidien. Il s’agit de prendre du temps pour ouvrir son champ, son regard.
Au second spectacle sur cet écrivain après Voisard, vous avez dit Voisard? en compagnie des jazzmen du groupe Format A’3, je constate qu’il est de ceux dont on ne se lasse pas. Et qui ne s’épuise jamais. On le découvre d’une manière à chaque fois différente, renouvelée. C’est l’école de la liberté.
(Rires) Il est plus sensible et moins physique que le coureur de fond tchécoslovaque auquel j’ai consacré un spectacle - Courir avec Format A’3 tiré d’un romand de Jean Echenoz.
Est-ce un oratorio profane et forain?Cet aspect de célébration avec ces questions répétées par le public est effectivement fort. C’est une expérience communautaire tandis qu’elle se font rares. Ce sentiment d’être ensemble, je l’exprime simplement au plateau: «Et là, on se retrouve tous les deux, c’est bon, c’est pas mon chemin tu vois, c’est pas ton chemin, c’est le nôtre, c’est ça qu’il faut comprendre.» Or, ce chemin est moins simple qu’il n’y paraît. D’où l’impression de ne pas laisser le spectateur passif. Pour qu’il prenne part à la révélation dans un sens pas univoquement religieux.
Comment passez-vous cette «voix pleine, immédiate, une voix chargée de significations durables, un chant inespéré», dont parle l’écrivain suisse Jean-Pierre Monnier à propos de la poésie d’Alexandre Voisard dans L’Anthologie jurassienne en 1965?J’y vais de manière très intuitive. A l’origine, il y a une nécessité de monter ce projet dans l’urgence. J’aime cette idée, au fond empirique, de la nécessité de se lancer dans une forme de résistance poétique. L’ouvrage progresse à chaque représentation. Toujours et encore, je change des phrases ici, ajoute des mots là. Dans cette mobilité permanente, s’esquisse comme une humble mise en danger toute relative. Il y a là une part d’inconnu. Etant parfois plutôt perclus de doutes, la confrontation avec le public m’aide à me dire que je ne me trompe pas trop.
Je songe ainsi souvent à ce passage où l’on entend ces mots de Voisard: «Etre soi seul entier face à tous les autres, unique et toujours le même parmi le défilé de tous ces autres qui vous défient jusqu’en vos retranchements si par malheur le doute, un bref instant, retient votre langue.» Vous voyez, tout est là.
C’est une manière de me mettre d’abord à hauteur de publics. Donner les coulisses, c’est savoir sincérité garder. Ce mouvement témoigne aussi de l’idée du partage. J’ai ainsi la chance de côtoyer Voisard, lui soumettre mes interrogations et doutes.
Ainsi l’écrivain m’a-t-il laissé licence dramaturgique à utiliser nos rencontres, courriers et échanges pour l’écriture du spectacle. «Que ce soient mes écrits ou ce que l’on peut se dire au téléphone, affirme Voisard, tout est matériau.» Lorsqu’un auteur me confie cela, je suis persuadé que nous sommes sur la même longueur d’onde.
Le poète a imaginé voir imprimer son jeu des questions et de l’embarras au verso de cartes à jouer. Ce motif des cartes à jouer revient à plusieurs reprises au fil de son œuvre, un souvenir d’enfance sans doute. Au final, on assiste dans le spectacle à une sorte de hasard maîtrisé dans ce tirage de cartes poétiques.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet