Publié le 28.04.2025
Sous une pluie battante ou dans l’éclat d’un souvenir, Lena et Estéban roulent vers Milan, dérivant vers eux-mêmes.
À l’enseigne du Théatre de Grand Champ (Gland), les 1er et 2 mai, Amor - Choisir sans renoncer explore, avec une tendresse grave et une légèreté pudique, ce moment suspendu où le couple vacille.
Entre silences, aveux, micro-trahisons et éclats de lucidité, les mots s’entrechoquent. Quant à eux, le corps et le chant racontent ce que le langage peine à contenir et à circonscrire.
Portée par la scénographie façon jeu enfantin de construction des frères Guillaume et l'interprétation vériste, authentique de Marjolaine Minot et Guillaume Prin, la pièce mêle récits intimes et réflexions collectives, podcast sur le vécu amoureux émancipateur et interview radio refigurées autour du «masochisme romantique».
On y parle d’amour, de désir, de fatigue, mais aussi du «ça fait chier d’être seul.e».
Dans une société où les modèles s’effondrent, où l’individualisme redessine les contours du lien, comment réinventer le couple sans se perdre et y naufrager raison et énergie?
Ce théâtre de l’intime ne donne pas de leçon de morale ou de coaching, mais offre un espace où résonnent nos propres doutes. Amor... n’affirme rien, mais questionne tout: faut-il choisir? Faut-il renoncer?
Et si aimer, aujourd’hui, c’était accepter de chercher ensemble sans carte ni boussole?
Entretien avec Günther Baldauf et Marjolaine Minot qui signent et mettent en scène ce spectacle.
Cette pièce compte des questions ouvertes et des enjeux liés au couple et à la relation amoureuse.
Günther Baldauf: Nous vivons une époque où les rôles sociaux, tout comme l’héritage du patriarcat, sont profondément bousculés et remis en question. Cela a ouvert des portes: aujourd'hui, il devient plus facile de parler de nos fragilités et de nos doutes.
Par ailleurs, la pièce explore la dimension de la dualité. Notre société essaye souvent de catégoriser le Bien et le Mal. Et la pression sociale nous contraint fréquemment tant à juger qu’à prendre position.
À l'origine de ce spectacle, nous nous sommes demandé ce que pouvait être l’amour conjugal, l’amour universel, ce qui nous relie et nous fait vibrer en tant qu’êtres humains. L’amour reste d’abord une force magnifique, une énergie incroyable qui nous traverse.
Günther Baldauf: Choisir sans renoncer vient de Marjolaine Minot. Elle a déjà travaillé sur ce thème et des chansons de Joe Dassin dans sa pièce Je suis la femme de ma vie.
Elle y pose ces questions: pourquoi dois-je chercher une autre moitié pour me compléter? Ne suis-je pas déjà complète en étant seule?
Amor... réfléchit à cette dimension en convoquant de manière simple et ludique les réflexions de Platon dans Le Banquet à ce propos.
L’idée préconçue que choisir, c’est renoncer participe de règles que nous avons, consciemment ou non, intégrées. Ces règles, il ne s’agit pas ici de les détruire. Mais de les questionner pour mieux les comprendre.
Marjolaine Minot: Il y a une phrase très attachée à des valeurs catholiques et traditionalistes, que l’on m’a souvent répétée : Choisir, c’est renoncer. Cette idée m’a longtemps troublée et contrariée. Peut-être parce que je refusais de l’accepter comme une fatalité.
Avec le temps, j’ai compris que tout dépendait du point de vue que l’on adopte. Pour moi, cette notion de choix n’est plus une contrainte morale imposée de l’extérieur. Elle est devenue une liberté: celle de choisir en pleine conscience, mais aussi, au départ, celle de s’autoriser à... ne pas choisir.
Marjolaine Minot: On connait possiblement tous et toutes par cœur les paroles de L’Eté indien chanté par Joe Dassin. La chanson est emblématique de ces titres qui ont alimenté le mythe romantique par excellence.
Bien que les paroles soient parfois absurdes. On peut les prendre comme une mélodie prompte à être savourée, comme une inspiration faisant du bien tant elle fait rêver.
Or ce fond romantique peut avoir un héritage violent qui enferme l’être dans l’illusion d’un amour ne trouvant jamais de véritable ancrage dans une réalité. En tombant amoureux, ne cherche-t-on pas à alimenter et renforcer le rêve romantique, parfois bien au-delà de ce qu’il n’est?
Günther Baldauf : Verser dans un propos qui serait moraliste ou moralisateur. Amor... est loin d’être seulement une production d’autofiction.
La pièce est nourrie de podcasts et d’essais par exemple autour de l’amour romantique idéalisé qui peut se révéler source de souffrances.
Marjolaine Minot: J’ai découvert récemment les podcasts de la journaliste Victoire Tuaillon* qui m’a interpellée par sa pensée lorsqu’elle avance que l’amour est politique notamment dans le injonctions comportementales et sociales faites au couple.
Avouons-le, j’ai (re)découvert à travers elle le féminisme comme lutte contre le patriarcat et le capitalisme. Nous lui avons passé commande d’un podcast qu’elle a conçu spécifiquement pour la pièce.
Après avoir évoqué lors d’un épisode fictionnel d’Amor... deux figures mythiques masculines, Nietzsche et Platon, il nous tenait à cœur de faire intervenir une féministe contemporaine autour des questions du couple et de la révolution des genres.
C’est un saut dans le temps. Pour une vision plus nuancée et actuelle.
Marjolaine Minot: Lena est une architecte d’intérieur passionnée de design. Elle est en couple depuis 15 ans avec Estéban d’origine chilienne et qui travaille dans une importante boîte de communication.
Leur couple est établi à Bulle avec leur petite fille Sacha.
Un épisode la voit déambuler de long en large, tordant ses bras qui moulinent. Lena met alors en corps tout ce qu’elle ne parvient à dire, ce qu’elle a bien au fond d’elle.
Il arrive des moments où un couple est parvenu à bout de mots et de disputes verbales.
Les thèmes explorés et questionnée peuvent alors devenir des nœuds dont on ne parvient pas à s’extraire afin d’aller au bout du conflit et le dépasser.
Marjolaine Minot: Ce tableau sans paroles joue sur l’expression d’un sentiment intérieur parfois trouble. Il tourne en boucle. Sans que le personnage ne parvienne vraiment à extérioriser. C’est tout un amas d’émotions contrastées que Lena ne parvient plus à dire.
Au fond, il existe bien chez cette femme une forme de colère. Colère de ne pas arriver à sortir d’elle-même. Impuissance aussi. Je me souviens de ces mots de Federico Garcia Lorca: «Se taire et brûler de l’intérieur est la pire des punitions qu’on puisse s’infliger.»
Marjolaine Minot: Elle veut être écoutée, entendue, reconnue. Lena ressent un besoin viscéral de changement dans son couple.
Elle s’ennuie face à un quotidien qui stagne, tandis qu’Estéban, lui, préfère la stabilité, parfois jusqu’à l’inertie. Il essaie malgré tout, mais Lena a peut-être l’impression qu’il ne la voit plus vraiment.
Le spectacle s’appuie sur de nombreux témoignages recueillis auprès de couples, qu’ils soient traditionnels ou dits «libres», vivant parfois des formes de polyamour.
Parfois non charnelles, ces relations peuvent être aussi profondément émotionnelles, sentimentales, amicales. C’est de cela aussi que Amor... témoigne.
Günther Baldauf: Dans le prolongement de notre précédente création, La Poésie de l’échec, nous portons une attention particulière à ce qui reste tu, à ce qui ne s’accomplit pas dans la vie réelle.
Propos recueillis par Pierre Siméon