Le célibat sous enquête

Publié le 30.11.2023

Amoureuse Solitaire, le texte mis en lecture et jeu par Alexandre Doublet est inspiré d’Ex-ologie, une vie de célibataire, podcast imaginé par Adila Bennedjaï-Zou, est à découvrir sous forme de lecture mobile du 6 au 9 décembre à l'Usine à Gaz, Nyon.

Voici une investigation tour à cash, drôle et déroutante pour mieux s’appréhender et faire le portrait de la vie de célibataires. «Se caser trouver l’âme sœur est une obsession de la société je veux comprendre pourquoi», entend-on. Le processus passe par l’évocation pertinente et pleine d’humour d’un coaching de vie tournant autour du légendaire lâcher-prise. Retourner rencontrer ses exs - au sein d’anciens couples hétérosexuels - est un exercice qui ne va pas de soi. Les planètes ont tourné et la perception de la relation passée confronte deux visions radicalement opposées des situations au plan du storytelling et du vécu.

Féru de Tchekhov (Retour à la Cerisaie), Alexandre Doublet a su écrire un texte en huit situations dialoguées sachant garder leur place aux silences, non-dits, correspondances souterraines et secrètes entre les êtres évoqués: Karima, Jérémie... Que devient une relation débutée sous les intenses feux de l’amour et du désir et qui lentement, imperceptiblement, s’étiole? N’est-il pas périlleux de se confronter à la personne que l’on était à l’époque?

Huit comédiennes et comédiens entonnent en creux le refrain, si j’avais su, j’aurais pu ou dû. Plutôt que de conforter le célibat comme sanctuaire contre le patriarcat, le harcèlement, l’emprise et la violence, Alexandre Doublet fait trembler les certitudes. Jusqu’au point de se demander si l’on n’a pas égaré des éléments essentiels sur le sentier à deux. La lucidité s’affiche enfin à l’ère MeToo dans ce constat commun à tant de femmes sur les hommes: «Collectivement ils nous dominent individuellement ils nous font tourner en bourrique mais je n’ai pas envie de vivre dans un monde sans eux». Pas de deux avec Alexandre Doublet.



En quoi cette enquête sur la réalité d’être célibataire aujourd’hui vous a intéressée?

Alexandre Doublet: Ayant découvert ce podcast par hasard, l’un des témoignages qu’il comprend m’a singulièrement touché. Dans la manière de raconter ces récits croisés d’exs et de l’être que l’autrice dit être et fut, il existe une dimension assez crue. Mais elle est rendue avec une grande légèreté. Cela m’a beaucoup animé. La quête de soi m’interpelle lorsqu’elle permet de passer du je tel qu’abordé dans une précédente réalisation scénique, Dire la vie pour arriver à une dimension plus sociologique.

Mère célibataire française d’origine algérienne, Adila Bennedjaï-Zou raconte une vie qui m’a passionné. Ceci face aux injonctions fort anciennes à être en couple, au bonheur à deux et à ne pas demeurer en célibat. Ces récits déconstruisent certains schémas relationnels avec pertinence.

Le texte évoque des contraintes sociales.

À l’instar de plusieurs de mes amies qui sont seules par choix ou sans enfants, la parole se libère plus aisément aujourd’hui. Elles m’ont confirmé que ces injonctions au non-célibat existent bel et bien. Dès lors, il est judicieux de les mettre en question et tenter de mieux cerner de quoi elles participent dans nos vies.

Ou pour le moins de comprendre comment l’auteure a tenté de les déconstruire le plus honnêtement possible. Cette démarche ne résout possiblement pas grand-chose. Mais elle est révélatrice de pression sociales tout en ne découlant pas d’une vision manichéenne.

Pour l’auteure, il s’agit d’un exercice radiophonique visant à capter l’attention des auditeurs.trices. Mais comment en faire théâtre et lecture?

A mes yeux, ce projet de lecture s’inscrit comme une suite de la création de La Machine dans la forêt*. L’idée d’être porteur d’histoires. D’où l’envie de les raconter au plus près et intime des gens. Il est donc aussi question ici de se défaire épisodiquement de la mécanique du théâtre et de son lieu. En ce sens, il s’agit d’être le plus mobile possible. Ceci un peu comme s’il l’on se rendait chez ces mêmes gens.

Il a fallu trouver une écriture musicalisée autour du souvenir qui n’est pas dans le podcast originel. Dans la réécriture réalisée, je me suis demandé ce qui était de l’ordre de la répétition, de la suspension et de la respiration. Ceci pour insuffler un langage théâtral à ce matériau. Pour en faire une forme de concert.Le fait d’arriver et de pouvoir dire des mots est déjà un espace de projections. Tant La Machine dans la forêt qu’Amoureuse Solitaire permet d’interroger et refigurer l’espace de narration.

Du coup la lecture est bifide. Elle assume complètement le dispositif de lecture où des interprètes favorisent une distance formelle d’avec le texte par leur lecture au lutrin. La proximité et l’intimité créées par les témoignages et vécus contribuent à créer un espace commun entre lecture émettrice et récepteur public. À l’issue de la lecture, s’ouvre humblement un espace de dialogue.

La Machine dans la forêt découvre aussi des projections autant intérieures qu’au plateau et une musique atmosphérique du compositeur estonien Avro Pärt...

Au jour où je vous parle, le spectacle n’est pas créé au plateau. Il le sera en dix jours. Le récit d’Amoureuse Solitaire m’apparaît bien plus concret que celui de La Machine dans la forêt s’apparentant à un grand poème. Pour un récit de l’ici et maintenant, il faut privilégier un espace brut, en y ajoutant le moins de sons et projections vidéo possibles.

Au cœur d’une fresque, dont La Machine dans la forêt et d’Amoureuse Solitaire sont les deux premiers volets, c’est l’idée d’être dans la simplicité et l’épure. C’est une façon de faire pleinement confiance au travail des interprètes en lecture en allant vers le dénuement scénique le plus extrême.

Les souvenirs racontés connaissent une vision souvent radicalement différente d’un.e protagoniste à l’autre au sein d’un couple.

Cela rejoint l’essence même dialectique et dialogique du théâtre. Un.e protagoniste prend la parole alors que l’autre marque son désaccord en disant que ce n’est pas ce qu’il.elle a vécu, crée du théâtre. Qu’Amoureuse solitaire ressorte du documentaire ou de l’autobiographie collective à la Annie Ernaux, ce qui est stimulant dans ces récits est bien de mettre en exergue cette différence d’appréciation de ce qui s’est déroulé.

Prenez l’un des protagonistes, Vincent. Il se rend compte in fine qu’il a été bien plus longtemps victime des abus de son père. Cet homme s’était raconté trop longtemps une forme de réalité. Pour pouvoir survivre à la douleur et au drame. Tel est l’endroit où se développe le désaccord. Mais aussi une forme de compréhension de soi et du passé qui nous a construit. Cette idée de creuser et mieux saisir des questions fondamentales, cruciales demande du temps. Sans pour autant apporter les réponses attendues auxquelles l’on croit. C’est ce qui fait que le récit et l’enquête envers soi-même se poursuivent.

Sur l’épisode du coaching autour du lâcher prise intitulé Karima...

Les coachs de vie, d’amour et pour tout m’interpelle. Dans le parcours de Karima et d’Adila, outre le coaching, l’on relève la présence de plusieurs personnages: marabout (ici au féminin) consulté, thérapeute et hypnotiseur. Cette séquence questionne le fait de s’en remettre aux autres pour régler ses propres problèmes. Or l’on voit bien que ces méthodes ont leurs limites. Il existe ainsi un important marché financier lié à ce coaching. N’y fait-on pas son beurre sur le dos ici d’une misère sentimentale, sensible, émotionnelle?

Mais encore...

Une coach démarre pleine d’assurance sur la formulation d’un exercice psychique et physique, pneumatique que l’on peut tous.toutes acquérir. Elle s’adresse à des êtres humains dans un personnage de coach en recherche et qui ne convainc guère. Abordant la question du coaching social, cette figure du coach met en crise l’idée d’accompagnement personnalisé. C’est une manière de suggérer que la réponse dépend d’une succession de questions et de manières dont on s’engage dans la vie. Comment discerner ce qui nous appartient intimement et peut être de l’ordre du blocage intime et de la dimension sociale.

Vous ouvrez sur le diktat obsessionnel d’être en couple alors que le choix de vivre seul.e ne cesse de prendre de l’ampleur.

Le sens de ce prologue est bien de poser l’injonction d’être en couple pour être socialement reconnu. De plus être célibataire peut se révéler plus onéreux que d’être en couple notamment au plan des impôts que de l’espérance de vie des célibataires évoquée par l’auteure. C’est à la fois drôle, cruel et violent. Cela raconte beaucoup de notre société.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Amoureuse Solitaire
Du 6 au 9 décembre à l'Usine à Gaz, Nyon

Alexandred Doublet, textes et mise en lecture
Avec Aurélien Gschwind, Malika Khatir, Christian Cordonier, Estelle Bridet, Alexandre Doublet

Informations, réservations:
https://usineagaz.ch/event/amoureuse-solitaire/


 *La Machine dans la forêt, spectacle présenté au Vidy Théâtre - Lausanne . Spectacle présenté d'octobre à décembre 2022. Pus d'infos:
https://vidy.ch/fr/evenement/alexandre-doublet-la-machine-dans-la-foret-2/