La Grosse Déprime

Publié le 12.03.2025

Avec La Grosse Déprime à l’Oriental de Vevey du 12 au 18 mars et en tournée romande, le Collectif moitié moitié moitié s’attaque à une bête noire du discours politique: la dette publique.

Mais loin du prêchi-prêcha économique, la troupe déploie une satire aussi intelligente qu’irrésistible.

Jouant avec les codes du théâtre classique et du burlesque, les comédiens transforment les absurdités budgétaires en matière théâtrale explosive.

Créé au Casino Théâtre de Rolle, le spectacle met en lumière l’incohérence d’un État qui coupe dans les services publics tout en débloquant des fonds colossaux pour l’armée, questionnent la fatalité de l’austérité et interrogent avec ironie notre rapport collectif à l’argent.

Entre farce grinçante et comédie musicale engagée, l’opus oscille entre l’humour absurde et une critique politique tranchante.

Visuellement, La Grosse Déprime frappe fort: costumes d’époque, inspirations picturales baroques et tableaux vivants offrent un contraste saisissant avec la brutalité des sujets abordés. Ce décalage scénique renforce le propos: l’histoire économique se répète, les inégalités s’ancrent, et les élites persistent à brandir la dette comme un épouvantail justifiant les coupes dans la culture, la santé et le social.

Loin d’un simple pamphlet, la pièce expose avec finesse la mécanique du pouvoir et les conséquences concrètes de l’austérité, notamment à travers des tableaux grinçants où l’on voit des personnages précaires implorer un décideur inaccessible et inaudible.

Chaque scène est une invitation à décoder les mythes économiques et à méditer sur l’absurdité des dogmes néolibéraux.

Entretien avec le Collectif moitié moitié moitié.



La Grosse Déprime. Comment ce titre s’est-il imposé à vous?

Collectif moitié moitié moitié: Notre point de départ pour imaginer ce projet a été un sentiment de déprime diffus, presque impalpable, mais très profond.

On pourrait le traduire par une incapacité à se projeter dans l’avenir. Une sensation très intime que nous partagions les quatre - Cécile Goussard, Adrien Mani, Matteo Prandi, Marie Ripoll -, et que nous avons cherché à explorer politiquement, pour comprendre ce qui provoquait cette sensation d’impuissance vis-à-vis de l’état de notre société.

Comme nous croyons fort dans le pouvoir de l’humour, on a cherché un titre qui parle de ça de façon frontale, familière, presque grossière.

Un titre à la fois idiot (dans le bon sens du terme) et qui parle d’une chose très précise.

Vous utilisez des reproductions de toiles de maîtres et des postures inspirées de peintures célèbres.

Dans notre processus de création, décor et écriture, costumes et jeu, lumière et chant, tout s’influence mutuellement et en parallèle.

Avec l’équipe artistique, nous avons imaginé un univers esthétique autour des notions de tragédie, de «vieux théâtre» (avec tout ce que cet imaginaire peut avoir de poussiéreux et de sublime à la fois), et de décalages entre les différents langages esthétiques.

Voilà comment notre scénographe Lucie Meyer en est venue à proposer de travailler avec successions de rideaux et de toiles peintes. Par ailleurs, nous nous étions posé comme de travailler le plus possible avec des matériaux récupérés.

Quels sont ces tableaux?


Quand Lucie a trouvé cette magnifique toile peinte représentant la Tène, une ancienne commune suisse située à Neuchâtel (œuvre Auguste Bichelin), la désolation du paysage nous a inspiré la désolation face aux caisses vides de l’État.

Quant à Brutus condamnant ses fils à mort de Guillaume Guillon-Lethière, le décor de notre Tragédie de l’austérité, elle nous a inspiré par la grandiloquence des postures représentées, son intensité visuelle, et surtout par le fait que ça nous amusait beaucoup d’utiliser une telle toile.

Celle de la fin du spectacle est une peinture de paysage, un ciel, signée John Constable.

Vous avez choisi des costumes d’époque du 17es...

Là encore, la contrainte d’utiliser des matériaux de récupération a dirigé notre costumier Augustin Rolland vers d’anciens costumes de théâtre ou d’opéra pour travailler sur les faux raccords.

Jouer des journalistes, des experts politiques ou des hommes et femmes de pouvoir avec ces costumes donne à voir une image du pouvoir et de la domination d’une façon détournée, moins directe et tout bêtement plus belle que si nous portions des costumes contemporains.

Nous avons longuement hésité entre plusieurs époques, mais ce sont davantage des critères artistiques (dans l’esthétique et dans le jeu scénique) qui nous ont aidé à trancher, pas tant que des arguments historiques.

La musique a une place importante dans votre travail. Quelles sont vos influences théâtrales (Marthaler, Gremaud, Maillard...)?


Christoph Marthaler est un immense artiste qui a énormément influencé notre travail; nous avons aussi eu la chance de travailler avec Joël Maillard et François Gremaud qui, eux aussi, nous inspirent beaucoup.

Nous voir comparé.e.s à eux est pour nous un immense compliment.

Thom Lutz, Samuel Achache, Jeanne Candel et bien d’autres artistes qui mêlent théâtre et musique font partie de notre imaginaire.

Le chant a capella à quatre voix est au cœur de toutes nos créations. Il ouvre un espace complémentaire au théâtre: un espace extrêmement sensible, magique, irrationnel, un endroit qui prend aux tripes et qui crée un lien très fort entre la scène et la salle.

C’est aussi un endroit de danger très particulier pour nous: le chant n’est pas notre cœur de métier, et chanter à quatre voix a capella est difficile.

C’est risqué?

Nous travaillons énormément avec François Renou, qui nous accompagne remarquablement sur le chant, mais cela reste fragilisant, et parfois nous devons nous y reprendre à plusieurs fois avant de se trouver les quatre au début d’un morceau.

Ce danger crée une sensation de solidarité, voire de communauté avec le public. Comme si accepter d’être vulnérable devant les gens permettait de passer un cap dans le lien avec eux.

Et pour le répertoire chanté?

Après avoir exploré un répertoire traditionnel des montagnes dans notre premier spectacle, puis le chant baroque dans le deuxième, nous avons eu envie de nous lancer dans le barbershop.

Il s’agit d’un répertoire très expressif, souvent des reprises de chansons pop, dans des harmonies très serrées, avec un caractère mielleux extrêmement efficace.

On aime à dire que c’est à la fois l’inverse de la déprime et l’inverse de la révolution. C’était donc le répertoire parfait pour raconter ce qu’on voulait raconter.

Pour la première fois, nous avons fait composer nos propres paroles. Lucien Rouiller a composé des chansons magnifiques, à la fois exigeantes, drôles, et souvent touchantes; qui ont elles aussi structuré notre discours et notre dramaturgie, puisqu’elles sont arrivées très tôt dans le processus d’écriture.

Vous commencez par une scène en alexandrins, mais un personnage vient briser cette harmonie classique.

Il s’agit en fait d’un détournement d’une scène de Britannicus de Racine qui nous sert d’introduction au spectacle: des interprètes essaient de faire du théâtre mais se font rattraper par l’austérité budgétaire et la morosité politique actuelle, à tel point que du jargon contemporain vient polluer leurs alexandrins.

Un autre épisode confronte la figure d’une banquière à un personnage s’interrogeant sur l’accès à la propriété.


Pour être exact, il s’agit d’une scène d’interview entre une experte en économie, Caroline Sauce, et un journaliste très courtois, Nicolas Pêcheur.

Cette scène a deux fonctions principales: l’une, pédagogique, sur des concepts clés comme la création monétaire, l’emprunt, les intérêts, etc., avec comme contrainte de rendre un tel moment intéressant théâtralement; l’autre, plus formelle, sur le rôle des médias dans notre compréhension de ces mécanismes économiques.

Nous avons voulu mettre en scène une forme d’hégémonie d’une certaine école de pensée économique, qui emploie des arguments de «bon sens» et des démonstrations sophistiques, pour argumenter en faveur de politiques budgétaires austéritaires.

L’accès à la propriété est un prétexte pour montrer que comparer la dette d’un ménage et la dette d’un État présente une grosse limitation: contrairement aux individus, un État ne meurt pas, donc il pourrait emprunter à l’infini.

Vous vous attardez à définir la figure sociologique du Bourgeois.


Certaines lectures ou films nous ont aidé à y voir plus clair à niveau-là.

De par nos sensibilités et formations politiques individuelles, nous avions envie de mettre des mots clairs sur ce mécanisme de domination qui nous surplombe.

Le Ministère des contes publics de Sandra Lucbert, Parasites de Nicolas Framont ou encore les films du réalisateur Pierre Carles nous ont aidé à trouver notre façon de parler de la classe bourgeoise.

Dans la vie courante, le mot bourgeois peut vaguement désigner plusieurs catégories de gens, c’est pourquoi il était important pour nous de définir clairement qui est-ce que nous désignons avec ce mot, au moins pour le temps du spectacle.

À savoir: la classe des gens qui détiennent les pouvoirs politiques, médiatiques et économiques (qu’on appelle parfois entrepreneurs, ultra-riches, etc.); pas ceux qui sont assez riches pour venir au spectacle ou assez privilégiés pour en produire.

Vous avez imaginé un personnage énigmatique de Conseiller d’État parlant sotto voce, rendant ses réponses incompréhensibles, à l’image de certaines figures politiques.

À l’origine, il s’agit d’un détournement du discours de politique générale de François Bayrou à l’Assemblée nationale française.

Comme de nombreux discours sur l’endettement, il est tellement chargé de métaphores ampoulées qu’il n’y a pas besoin de beaucoup le modifier pour qu’il trouve sa place naturelle dans notre parodie de tragédie antique.

Pour l’interprétation de ce «Conseiller Bayrouclès», on voulait un personnage physiquement pénible à écouter. Après avoir cherché sur la piste de l’imitation, puis dans la convocation d’une figure stéréotypique du vieux sage antique, on est arrivé sur ce personnage qu’on n’entend pas.

Ça nous a fait rire, alors on a gardé. On fonctionne beaucoup comme ça, ce qui fait que nos spectacles sont souvent plus intelligents que nous.

C’est la richesse d’une écriture collective: il n’y a pas forcément qu’un seul sens ou un seul message à entendre. On pourrait proposer quelques analyses du sens de ce choix : on pourrait dire par exemple que c’est une métaphore du fossé qui nous sépare de nos dirigeants, que leurs discours nous sont si peu adressés que nous n’entendons plus, qu’ils sont là pour nous bercer jusqu’à l’assoupissement, … mais on n’aurait pas forcément plus raison que vous sur une telle analyse.

Propos recueillis par Pierre Siméon


La Grosse Déprime

Du 12 au 16 mars 2025, L’Oriental, Vevey

Collectif moitié moitié moitié - Cécile Goussard, Adrien Mani, Matteo Prandi, Marie Ripoll, conception, texte, mise en scène et jeu

Lucien Rouiller, composition - François Renou, oreille interne et regard externe

Informations, réservations: https://www.orientalvevey.ch/index.php?s=grosse_deprime&id=257

Autres réprésentations:
Du 20 au 22 mars au Spot, Sion
Du 16 au 30 mai, aux Scènes du Grütli, Genève puis tournée romande à la rentrée