Publié le 23.02.2025
Dans Biais aller-retour, Steven Matthews transforme la scène en un laboratoire ludique où les biais cognitifs prennent vie avec éclat et malice. À l’affiche de l’Usine à Gaz (Nyon), les 1er et 2 mars et du Reflet de Vevey, le 9 mars.
Porté par une mise en scène inventive, le spectacle, créé au Théâtre Am Stram Gram, est à savourer pour les dès 8 ans et en famille. Il entraîne le public dans une odyssée où les certitudes vacillent et les perceptions se troublent.
À travers l’histoire rocambolesque de Mathieu, un enfant en quête d’un trésor pour sa grand-mère pour financer sa maison de retraite, la pièce explore avec humour et finesse notre manière de filtrer le réel, de construire nos croyances et de nous raccrocher à des vérités parfois illusoires.
Alternant dialogues percutants, séquences chantées et trouvailles visuelles ingénieuses - comme l’utilisation de la lumière noire pour matérialiser l’invisible -, le spectacle se révèle aussi drôle qu’intelligent, stimulant la réflexion sans jamais l’imposer.
Loin d’être une simple leçon sur les mécanismes du cerveau, Biais aller-retour se déploie comme une fresque vivante où le plaisir du jeu est omniprésent.
Les comédiens et comédiennes, investi.e.s et complices, insufflent une énergie jubilatoire à cette pièce qui interroge autant qu’elle amuse.
En maniant avec brio la comédie et la vulgarisation scientifique, Steven Matthews propose une œuvre accessible sans jamais être simpliste, invitant petit e s et grand e s à remettre en question leurs propres biais.
Dans une époque où les opinions se cristallisent et où les fake news prolifèrent, ce spectacle joue un rôle essentiel: celui de raviver le doute.
- Non comme une faiblesse, mais comme une force, un moteur pour mieux comprendre le monde et affûter son esprit critique.
Entrevue avec Steven Matthews.
Votre spectacle s’ouvre sur une scène où les interprètes attendent, sans savoir quoi.
Steven Matthews: Cette scène agit comme un miroir des attentes et des interrogations du public. Dès qu’on regarde des comédiens et des comédiennes sur scène, notre cerveau cherche instinctivement à donner du sens à ce qu’il voit et à ce qui se déroule sur scène.
C’est aussi une satire d’un certain théâtre contemporain «qui pousse les spectateurs et spectatrices à se raconter leur propre histoire», sans que la mise en scène ou les interprètes ne leur fournissent d’éléments-clés.
Ici, le dissensus est au cœur de Biais aller-retour: une des interprètes remet en cause ce qui se joue, tandis que les autres se conforment à la vision du metteur en scène. Un autre personnage, lui, s’oppose d’abord à l’opinion commune, avant de se rallier au groupe.
Disons que l’une des interprètes ne semble plus guère en accord avec ce qui se joue et se déroule au plateau. Les autres semblent plutôt se ranger à la volonté et aux intentions du metteur en scène.
Par ailleurs, un autre personnage s’oppose au choix commun avant de s’y conformer. C’est une mise en lumière de la dissonance cognitive: cette tendance à réajuster nos croyances pour éviter l’inconfort d’un échec ou d’une contradiction interne.
Ce mécanisme est illustré par la fable de La Fontaine Le Renard et les Raisins: incapable d’atteindre son but, le renard préfère se convaincre que les raisins ne sont pas mûrs plutôt que d’admettre son impuissance.
C’est ce phénomène qui nous pousse à ne retenir que ce qui conforte nos croyances et à ignorer ce qui les contredit. On voit ce qu’on a envie de voir, on entend ce qu’on a envie d’entendre.
En fait, à des degrés divers, nous avons toutes et tous ce filtrage à l’œuvre dans notre esprit.
Face à une surcharge d’informations et de stimuli, il est même nécessaire: si nous prenions tout en compte, nous serions paralysé.e.s, incapables de décider quoi que ce soit. C’est un mécanisme de survie autant qu’un facteur de distorsion de la réalité.
Ce qui me préoccupe depuis plusieurs années, c’est l’extrême polarisation entre générations, genres (ou sexes) et courants politiques.
Les différences de valeurs, de langage et de priorités entre les Boomers (1946-64), les Millennials (1981-96), la Génération Z (1997-2012) et autres accentuent les tensions.
Dans cette fable, le conflit intergénérationnel est suggéré par petites touches, mais toujours avec la volonté du jeune Mathieu d’aider sa grand-mère. Une scène illustre particulièrement ce lien: on y voit l’enfant de 11 ans courir, suivi de l’ombre de la vieille femme, symbole de leur attachement malgré les différences.
Nous avons simplement repris des chansons populaires* que nous aimions pour les interpréter à trois voix de choristes d’église.
Dans l’histoire, le petit-fils et sa grand-mère sont jugés dans le sillage d’une action que ces protagonistes ont entrepris pour trouver un trésor, censé payer l’EMS de sa grand-mère. Mais les choristes du tribunal ne racontent pas la même version des faits que le garçon et sa mamie...
Cela illustre une idée centrale du spectacle: face à un flot d’informations fragmentaires et décontextualisées, la réalité existe, mais notre perception en est toujours biaisée.
Nos souvenirs, nos préjugés et nos interprétations en altèrent la reconstruction.
Oui, nous y montrons comment une rumeur se déforme à chaque transmission.
Par exemple, des parents apprennent que leurs enfants ont été emprisonnés. À force d’être relayée sur les réseaux sociaux, cette information prend des proportions absurdes, amplifiée par des avis et réactions déconnectés des faits.
L’Influenceuse, elle, est une caricature des figures qui cherchent des abonnés et followers à tout prix, sans recul critique sur ce qu’elles véhiculent.
J’ai conçu ces tableaux comme une plongée dans l’esprit de Mathieu, baignés d’une lumière noire qui permet d’étonnantes métamorphoses. Le théâtre d’ombres me fascine depuis toujours. Il était déjà central dans notre premier spectacle avec la Compagnie Don’t Stop Me Now. Ici, lumière et forme ne sont pas qu’un décor: elles participent pleinement au récit.
Propos recueillis par Pierre Siméon